Islam de France: le Qatar « aimerait exercer une espèce de magistère moral»

Haoues Seniguer, chercheur au groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient et enseignant à l’Institut d’études politiques de Lyon, décrypte la stratégie qatarie:

Islam de France: le Qatar
Pourquoi le Qatar s’intéresse-t-il à l’islam de France ?

D’abord parce que c’est le pays européen qui compte le plus grand nombre de musulmans. Même si ce n’est pas sa porte d’entrée principale en France, cela peut aisément justifier de la part du Qatar un véritable attrait, lequel est loin d’être une pure vue de l’esprit. Mais il faut être extrêmement précis. D’une part, l’émirat s’intéresse à l’islam de façon générale, et, d’autre part, à l’islamisme en particulier, là où ses germes peuvent prendre.

Quelle est la spécificité de l’islam défendu par le Qatar ?

L’approche de l’islam développée par la ligne majoritaire ou officielle de l’appareil dirigeant qatari s’inscrit rigoureusement dans l’idéologie des Frères musulmans. Cette approche normative de l’islam consiste essentiellement en un prosélytisme beaucoup plus actif que d’autres formes d’islam, plus soft ou moins ostentatoires. Cet islam est très conservateur au plan des mœurs ; il consiste en une extériorisation, assumée et entretenue, de l’appartenance identitaire des musulmans, quelle que soit leur nationalité ; il se manifeste par l’encouragement absolu du port du foulard pour les femmes, de la barbe pour les hommes, de la fréquentation assidue des lieux de culte, ainsi que de l’investissement communautaire permanent, aux fins de renforcer et d’étendre la visibilité de la religion dans l’espace public. Cet islam milite en faveur de l’intégration des musulmans dans les différentes strates du champ social, pour faire progresser l’étendard de la religion musulmane et pour que ses fidèles soient capables de redorer son blason, en contribuant ainsi activement à lui faire une place plus importante dans des sociétés occidentales sécularisées et jugées corrompues au plan moral. Je pense, sans exagérer, que le Qatar imagine qu’il peut être le nouvel épicentre de la renaissance musulmane mondiale, en lieu et place de l’Arabie Saoudite.

Quel intérêt cela a-t-il pour l’émirat ?

Il s’agit pour lui d’accroître, en dehors des seules sphères diplomatique et économique habituelles où il est déjà plus ou moins bien positionné, son prestige et son aura auprès des musulmans du monde et de ceux de France en particulier. C’est important du point de vue symbolique d’exercer une espèce de magistère moral sur les communautés musulmanes mondiales, en agissant précisément au niveau «des biens de salut» [qui octroient à l’individu le salut de l’âme ici-bas et dans l’au-delà, selon la formule de Max Weber, ndlr]. En soutenant matériellement des musulmans français, qui présentent plutôt le profil idéologique des Frères musulmans, le Qatar attend une reconnaissance de leur part, et, en retour, une publicité favorable à son endroit. Cet attrait a au moins le mérite d’une clarification : les islamistes français sont bel et bien de tendance ultralibérale au plan économique et très conservateurs sur celui des mœurs.

Y a-t-il un lien réel entre l’UOIF et le Qatar ?

On peut parler de liens mais à la condition d’en préciser le sens et d’en délimiter les contours. Au plan idéologique d’abord, l’UOIF, dont la direction est composée de membres franco-tunisiens très proches du mouvement islamiste Ennahda – à l’instar de Abdellah Ben Mansour (cofondateur de l’UOIF) ou encore de son président, Ahmed Jaballah -, développe une approche de l’islam inspiré des Frères musulmans que soutient pleinement le Qatar. Ensuite, il faut savoir qu’Ennahda a bénéficié d’un soutien financier important de l’émirat (au moins pendant la campagne électorale de 2011). L’UOIF, qui invite désormais à ses congrès annuels Rached Ghannouchi et Abdelfattah Mourou, deux leaders du mouvement islamiste tunisien, joue de cette proximité pour faire du pied aux donateurs qataris.

Le Qatar finance-t-il l’UOIF ?

Oui, mais il n’est pas le seul. Il est avéré que des membres de l’UOIF se rendent dans le Golfe pour lever des fonds. L’argent transite sous la forme de liquidités ou d’investissements dans des murs ou projets en lien étroit avec la vision islamique de l’émirat. Il peut s’agir de mécènes qataris évoluant autour des cercles dirigeants du Qatar, dans la mesure où le régime qatari est de type néopatrimonial, oligarchique, où le privé et le public sont donc imbriqués.

Jusqu’où le Qatar est-il prêt à aller ?

Difficile de répondre, mais il marche sur des œufs. Les Qataris ne sont pas naïfs, ils savent qu’il s’agit d’un sujet ultrasensible en France. C’est pourquoi ils opèrent très discrètement en confiant une partie de leur plan com à un orateur de la trempe de Tariq Ramadan

Libération

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