Dialogue inter-libyen au Maroc: « Cette réunion constitue le premier pilier solide sur lequel envisager les prochaines étapes de la stabilisation en Libye »

Pour Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), le dialogue inter-libyen, qui s’est tenu du 6 au 10 septembre à Bouznika au Maroc, constitue le premier pilier solide sur lequel envisager les prochaines étapes de la stabilisation en Libye. Il souligne par ailleurs que le Maroc demeure un acteur et un partenaire de tout premier plan pour la stabilité régionale.

Propos recueillis par Hasna Daoudi

Après Skhirat, la tenue du « Dialogue Libyen » du 6 au 10 septembre 2020 à Bouznika au Maroc, en vue de consolider le cessez-le-feu du 20 août 2020 et faciliter les négociations entre les parties libyennes opposées, constitue-t-elle la vraie relance du processus politique ?

Emmanuel Dupuy: le fragile cessez-le-feu entre les deux camps (GNA – Gouvernement dit de «  l’Accord national », sous l’autorité du président du Conseil présidentiel, Fayez al-Serraj, reconnu internationalement, à l’ouest de la Libye, sis à Tripoli ; Gouvernement dit de « Brega » , sis en réalité à Tobrouk et à Benghazi, soutenu militairement et sous la coupe de l’Armée nationale libyenne – LNA – dirigée et crée par le Maréchal Khalifa Haftar) tient, depuis sa mise en place fin août, malgré quelques anicroches. Dans ce contexte, la perspective d’une reprise du dialogue intralibyen entre le GNA du Premier ministre Fayez al-Serraj et les partisans du camp du Maréchal Khalifa Haftar, nous est, en effet, venu du Maroc, où une délégation de cinq membres du Haut Conseil d’Etat (sis à Tripoli, présidé par Khaled al-Mechri) et ceux issus du Parlement de Tobrouk (présidé par Aguila Salah Issa) se sont réunis, début septembre, dans la cité balnéaire marocaine de Bouznika.

Cette réunion, par la dimension parlementaire, qui la caractérise et la justifie, constitue le premier pilier solide sur lequel envisager les prochaines  étapes de la stabilisation en Libye. Le deuxième pilier est le dispositif de négociation-médiation marocain. Ainsi, quand le ministre marocain des Affaires étrangères, Nasser Bourita, indique que le Maroc « ne dispose ni d’agenda, ni d’intérêt en Libye », il n’a ainsi pas tort.

Le caractère potentiellement novateur de ce dialogue, inédit tant dans sa forme que dans la composition des délégués, réside, bien évidement dans la parfaite complémentarité avec les autres « voies » de médiations pré-existantes. En premier lieu desquelles, les négociations de la Commission militaire mixte dite 5+5 (eu égard aux délégués venus à parité des deux camps) en cours depuis février dernier, à Genève, placées sous l’égide de l’ONU, quoique quelque peu au point mort depuis plusieurs semaines. L’autre « voie » de résolution du conflit étant désormais dans les mains des principaux soutiens « extérieurs » des deux « parties »libyennes, à savoir Ankara et Doha – pour Tripoli – et Moscou et Abu Dhabi, pour Benghazi.

La neutralité du Royaume et sa médiation en faveur d’une solution politique à la crise libyenne ont-elles été déterminantes dans l’organisation de ce dialogue Libyen ? 

La médiation marocaine, rendue possible par l’implication directe et assidue d’une diplomatie active du Royaume à travers son ministre des Affaires étrangères, Nasser Bourita, est ainsi désormais ardemment et pleinement soutenu par la mission onusienne (MANUL) et sa chef par interim, Stéphanie Williams.

Ce n’est pas sans rappeler la précédente médiation marocaine qui avait débouché sur la Déclaration de Skhirat, en décembre 2015, et qui avait abouti à la création du Gouvernement dit d’accord national (GNA) en mars 2016. A cette époque, comme, du reste, aujourd’hui, Alger, qui redécouvre l’importance stratégique de son agenda frontalier (eu égard aux 982 km de frontière commune partagée entre l’Algérie et la Libye) avec la Libye cherche d’emblée à en torpiller l’issue.

Le président algérien, Abdelmadjid Tebboune a modifié l’article 3 de la Constitution algérienne pour autoriser le déploiement de troupes hors des frontières algériennes et garder un oeil sur les médiations. Il en est allé ainsi avec celles proposées précédemment par l’autre pays limitrophe avec la Libye, à savoir l’Egypte, qui partage 1115 km de frontière avec son voisin occidental. Plus timidement, il convient aussi de rappeler le rôle timide, pour l’instant, qu’entend jouer la Tunisie, elle aussi fortement impactée par le chaos libyen, eu égard aux 300 000 libyens qui y vivent et la perméabilité des 482 km de frontière. Cette dernière a ainsi pu constituer le passage peu contrôlable emprunté par les groupes terroristes que Tunis n’arrive pas à juguler et qui continuent à semer la terreur dans le pays, comme l’attentat qui a visé un détachement d’officiers de la Garde nationale, à Sousse, le 6 septembre dernier, tend, hélas, à la prouver.

De sorte qu’alliés et adversaires, puissances régionales et superpuissances se confrontent et se côtoient en Libye, par acteurs intermédiaires. Le pays est ainsi désormais l’otage de rivalités extérieures. Ghassan Salamé, ne dit pas autre chose quand il évoque un « coup de poignard dans le dos » de plusieurs pays membres du Conseil de Sécurité.

Pour sortir de cette impasse, la France aurait dû se saisir de l’élan généré par la conférence de Berlin de janvier dernier. En modérant sa position, Paris retrouverait sa posture équilibrée et son rôle de médiateur facilitant une sortie de crise, attendu par les Libyens depuis trop longtemps.

La France porte ainsi la lourde responsabilité d’avoir vu en Khalifa Haftar un négociateur sincère et honnête, alors que ce dernier restera un militaire au sens tactique discutable et au palmarès militaire quasi-inexistant. Le maréchal n’a eu de cesse de faire miroiter à ses interlocuteurs occidentaux, le projet d’unifier la Libye sous sa botte en éliminant les islamistes. Cet engagement reste pourtant incompris par une grande partie des Libyens eux-mêmes et la majeure partie de nos alliés européens, notamment les Italiens. Ces derniers, en maintenant près de 300 soldats pour assurer la protection de l’hôpital de Misrata et en gardant la dernière ambassade européenne ouverte à Tripoli semblent plus enclins à soutenir pleinement le GNA.

C’était là, un des hiatus, qui, en se creusant rendait inopérante la médiation européenne, dans ce qui semble apparaître désormais comme un affrontement « sous-jacent » opposant les Emirats Arabes Unis (EAU), l’Egypte et l’Arabie Saoudite – soutenus diplomatiquement par la Russie – à un axe Tripoli-Ankara-Doha, qui se joue désormais par le biais de supplétifs, sociétés militaires privées et sous-traitants militaires engagés, à grands renforts de livraisons illicites d’armes, notamment de drones, véhicules blindés anti-IED et systèmes anti-aériens.

 Dans leur déclaration conjointe, les deux camps ont convenu de poursuivre au Maroc leur dialogue d’ici la fin du mois pour finaliser les mesures nécessaires garantissant l’application et l’activation de leur accord. A ce stade, peut-on qualifier  d’étape décisive la suite de ce dialogue ?

Il s’agit, avant toute chose, d’une étape importante, avant d’être l’aboutissement d’âpres négociations que la réunion de Bouznika ne saurait régler, alors que de nombreuses initiatives ont précédemment échoués. Je pense notamment aux deux réunions en France (en juillet 2017 et mai 2018) au Sommet de Palerme (en novembre 2018), à la rencontre entre Serraj et Haftar à Abu Dhabi (en février 2019) ou encore au dernier rendez-vous échoué en date, à savoir, la réunion de Berlin (en janvier 2020). D’ailleurs, la phase de préparation du « dialogue intra-libyen », dès juillet dernier est tout aussi déterminant que son déroulé actuel.

La rencontre entre Khaled al-Mechri, président du Haut Conseil d’Etat libyen et son « homologue » Aguila Saleh, président de la Chambre des Représentants avait ainsi permis de « déblayer » le terrain pour leurs « missi dominici » respectifs, en rencontrant les présidents des deux chambres du Parlement marocain, Habib el-Malki et Hakim Benchamach.

Les efforts du Maroc vont-ils ouvrir des perspectives pour promouvoir davantage des solutions favorisant la paix, la sécurité et la stabilité dans les régions du Maghreb, du Sahel, ainsi que de l’espace euro-méditerranéen ? 

L’on peut le souhaiter et le constater, en effet, tant le contexte sahélo-saharien, est, comme en Libye, le théâtre de conflictualités exportées.

L’implication d’acteurs étrangers au Sahel, plus précisément dans les territoires des cinq états qui composent le G5-Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina-Faso, Niger et Tchad)  et au-delà dans l’Afrique de l’Ouest élargie –  dont la Côte d’Ivoire, le Benin, le Ghana et le Togo constituent les maillons les plus « fragiles » (eu égard à la «  migration »  méridionale des actions des groupes armés terroristes – GAT – et aux processus électoraux récents et à venir qui fragilisent ces pays, notamment la Guinée, la Côte d’Ivoire et le Burkina-Faso) – est bien, hélas, une réalité sur le  terrain.

Certains n’hésitent plus à insister sur une approche ouest-africaine du phénomène djihadiste, englobant désormais, autant les pays maghrébins riverains de la Méditerranée que ceux riverains du Golfe de Guinée, à l’instar du Ghana, du Togo, du Bénin, et surtout la Côte d’Ivoire et dans une moindre mesure, le Sénégal. Abidjan, comme Dakar ne cesse d’intercéder pour un élargissement du G5-Sahel. La candidature du Maroc à une adhésion à la Communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), telle que formulée en février 2017, prend ainsi un relief particulier.

Le Maroc est ainsi un de ceux-ci dont l’action est unanimement reconnue par les Sahéliens. J’en veux pour preuve, l’audience que Le Président du Comité national pour le salut du peuple (CNSP) au Mali, le Colonel Assimi Goita, a accordé à  l’ambassadeur du Maroc au Mali, Hassan Naciri.

De fait, le Maroc l’a compris de longue date, en déployant, parmi beaucoup d’autres exemples, son influence «  religieuse » positive et tolérante dans la région, par le biais, notamment de l’Institut Mohamed VI de formation des imams, qui a formé 500 imams maliens depuis sa création en mai 2014 ; ou encore à travers sa « diplomatie sanitaire », par le truchement du déploiement de l’hôpital militaire marocain à Sébéninkoro, fortement sollicité pendant la crise sanitaire actuelle.

Ainsi, à l’aune des opérations et implications diplomatico-militaires onusiennes (Minusma), françaises (Barkhane depuis 2014 et plus récemment la Task Force Takuba), européennes (EUTM-Mali et EUCAP – Sahel), transregionales (G5-Sahel et CEDEAO) et continentale (UA), le Maroc demeure un acteur et un partenaire de tout premier plan pour la stabilité régionale.

Le Royaume, idéalement situé au carrefour des espaces euromediterranéen, maghrébin, atlantique, ouest-africain et saharien devrait ainsi profiter de la réalité stratégique du moment, qui consiste à ouvrir et interconnecter les espaces régionaux entre eux, pour réellement bâtir une politique de voisinage eurafricain.

Lors du sommet du Med7, le 10 septembre en Corse,  est-ce que  l’agenda Sahélien a rejoint l’agenda méditerranéen ? 

Plus que jamais, l’imbrication des agendas politiques, diplomatiques et sécuritaires liant les rives septentrionales du continent africain, baignant dans la mer Méditerranée au Golfe de Guinée, s’impose comme une évidence stratégique.

Le récent sommet du Med7, réunissant les sept pays dit de « l’Arc latin » de l’UE (Portugal, Espagne, France, Italie, Malte, Grèce et Chypre) qui s’est tenu, il y a quelques jours à Porticcio, en Corse, à l’invitation de la France vient également confirmer que le destin de Mare Nostrum est intrinsèquement lié à celui de Sahel Nostrum. Quoique l’agenda ait été largement dominé par la question des tensions en Méditerranée orientale, la concomitance des crises sanitaires, migratoires et leurs impacts économiques et sociaux imposent désormais un agenda commun et partagé entre les continents européens et africains, par la passerelle que constitue la Méditerranée. Il en sera fortement question lors du prochain Conseil européen des 24 et 25 septembre prochains et surtout à l’occasion de la tenue du 6ème Sommet UE-UA, qui devrait être maintenu – même virtuellement – en octobre à Bruxelles.

 

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