Enquête/Al Adl Wal Ihssane-Extrême gauche: “frapper ensemble mais marcher séparément »

Said ELakhal, islamologue, spécialiste de l’islam politique et des mouvements islamistes, auteur de plusieurs ouvrages* sur le mouvement radical Al Adl wal Ihssane, revient sur le projet politique porté par le mouvement qui ambitionne l’instauration d’un califat. Il en analyse la doctrine, les ressorts et les moyens que la Jamaâ fondée par Abdessalam Yassine est prête à mobiliser pour atteindre ses objectifs. Son “alliance” avec l’extrême gauche marocaine, notamment, fait partie de la stratégie de l’organisation pour arriver à son but.

Al Adl Wal Ihssane poursuit un but : instaurer le califat. En cela, la Jamaâ perpétue-t-elle l’objectif de son fondateur, Abdessalam Yassine ?

Said ELakhal: depuis sa création, Al Adl Wal Ihssane (“Justice et Bienfaisance”) appelle à la restauration du califat. L’actuel chef de la Jamaâ (communauté), Mohamed Abbadi, prétend agir au nom de l’Islam et accomplir la volonté du prophète.

Saïd Elakhal

La Jamaâ se distingue des autres organisations de l’islam politique sur deux questions essentielles. La première est qu’elle proclame sa volonté de bâtir un Etat califal sur la base des directives du prophète et sur les ruines des systèmes politiques actuels. Elle ne fait aucune distinction entre les monarchies, les systèmes laïcs, dictatoriaux, démocratiques ou islamiques. Tous ces régimes qui ne gouvernent pas “au nom d’Allah” sont , pour ce mouvement, des régimes illégitimes. Pour Al Adl Wal Ihssane, l’instauration du califat est un devoir religieux pour tout musulman et un “ordre divin”.
Le fondateur de la Jamaâ cheikh Yassine, décédé en 2012, a bâti son projet politique sur la base d’un Hadith attribué au prophète Muhammad : “la prophétie sera en vous si Dieu le veut. Il vous la retire si tel est son désir. (…) le califat sera sur le modèle du prophète et il s’est tu”.

Il n’y a pas de divergences entre Cheikh Yassine et Aboubakr Al-Baghdadi, le fondateur de Daech. Les deux ont en commun cet objectif d’établir l’État du califat quels que soient les moyens utilisés pour y arriver.
Pour Abdessalam Yassine, ce n’est pas n’importe quel groupe islamiste qui  peut aspirer à instaurer le califat. Seuls les groupes dirigés par des cheikhs aux qualités divines y ont droit. Pour lui, ils seraient les ayant droits légitimes auxquels Dieu a ordonné d’obéir. “Ô croyants ! Obéissez à Allah, et obéissez au Messager et à ceux d’entre vous qui détiennent le commandement”.

Quel est le second point de différentiation?

Le second est que Adl wal Ihssane refuse la participation aux élections et l’implication dans des institutions, de même qu’il n’est pas question pour elle d’assumer des responsabilités et gérer la chose publique. Cheikh Yassine a établi une constitution et une feuille de route pour la Jamaâ de laquelle elle ne peut dévier. Parmi les fondements de sa doctrine, il y a le fait que tous les régimes politiques dans les pays arabes et islamiques ne gouvernent pas au nom de la “loi d’Allah”. Donc, toute participation à un processus électoral ou alternance politique au sein de ces régimes serait une trahison de “la parole de Dieu”.

Sur la base de ce que vous venez de dire , de quelle manière Al Adl Wal Ihssane entend atteindre ses objectifs?

Leur guide, Abdessalam Yassine, avait  expliqué la situation de la manière suivante : notre ligne politique est que nous ne nous opposons pas aux gouvernants à l’instar des partis politiques à cause de leurs choix économiques ou de leur gestion, nous leur désobéissons car ils sont sortis du cercle de l’Islam. ( “Les principes de la voie prophétique”, page 25).

C’est pour ces raisons que Cheikh Yassine et ses fidèles n’aspirent pas à avoir “la bénédiction” du régime, mais aspirent plutôt à sa chute. Ils veulent précipiter l’heure de son démantèlement s’ils parviennent à convaincre les autres forces politiques de boycotter les élections et de ne pas participer au gouvernement et au parlement. Un tel scénario serait de nature à augmenter la colère et la frustration de la rue qui se révolterait alors contre le régime. C’est ce que la Jamaâ appelle la Qawma, le soulèvement général et dont l’objectif suprême est de réunir les conditions de l’instauration du califat.

Pour réaliser cet objectif ultime, il faut installer une base idéologique, d’où le livre de Abdessalam Yassine “Al minhaj annabaoui “(“Les principes de la voie prophétique”), considéré comme la constitution de la Jamaâ.  Il y lance les fondements doctrinaires en tant que groupe porteur d’un message d’unité pour la nation musulmane, sous l’étendard du califat. Il pose aussi les jalons d’une feuille de route pour réunir cette “force humaine” capable de démanteler le régime monarchique et d’installer à sa place le califat.

Quels sont les moyens avec lesquels les dirigeants de la Jamaâ pensent pouvoir réunir cette “force humaine” ?

Dans leur projet, réunir cette force passe par trois étapes :
L’éducation à travers la diffusion de l’idéologie de la Jamaâ  jusqu’à devenir une doctrine solide, susceptible de transformer ses membres en combattants prêt à mourir pour elle.
L’organisation, c’est à dire une structure numérique solide, porteuse de ce projet de califat et prête à combattre par tous les moyens pour le défendre et l’atteindre.
Le passage à l’acte pour prendre le pouvoir à travers un soulèvement général.

Pour mobiliser ses membres et renforcer leur détermination, Abdessalam Yassine prétendait que Dieu lui avait promis, à lui et à son groupe, la victoire. La Jamaâ ne passerait à la troisième étape que lorsqu’elle serait assurée de posséder toutes les forces humaines nécessaires pour s’emparer du pouvoir à travers les manifestations et la désobéissance civile, sur le modèle de la révolution iranienne de Khomeini. Le prédicateur a demandé à ses disciples de ne pas se précipiter pour proclamer “la révolution”, pas avant d’avoir acquis la certitude que les conditions du succès soient réunies car tout échec signifierait la fin de la Jamaâ.

Les orientations tracées par Abdeslam Yassine sont-elles toujours scrupuleusement suivie par la jamaâ, même après sa mort ?

Abdessalam Yassine a proposé un scénario pour la proclamation du califat sur plusieurs étapes, la plus importante étant que dans chaque pays arabe ou musulman, un groupe s’empare du pouvoir et installe le califat dans ses frontières géographiques. Puis il s’agirait de former une fédération des pays, sous l’autorité de ces Jamaâs, avant de constituer un gouvernement central qui appliquerait la charia et choisirait un calife pour diriger le grand Etat califal. Encore une fois, parmi les conditions de l’installation du califat, la révolte contre les régimes politiques qui gouvernent les pays arabes et musulmans est un préalable. (Voir vidéo du 7 avril 2016 du SG d’Al Adl Wal Ihsane, Mohamed Abbadi).

L’hostilité et même la haine que nourrit la Jamaâ à l’égard du régime marocain n’est un secret pour personne de même qu’elle ne reconnaît pas le principe de l’allégeance au Roi, en sa qualité de Commandeur des croyants. La Jamaâ proclame régulièrement que son but est de changer de régime et d’instaurer le califat à sa place. Mais tant qu’elle se sait incapable de renverser le régime, elle se contente de parier sur un large soulèvement devant lequel elle pense que le régime se montrerait incapable de répondre. Dans sa conception des choses, le régime chuterait  comme cela a été le cas en Iran devant la révolution de Khomeini ou d’autres régimes arabes comme la Tunisie et l’Égypte, dans ce qu’on a baptisé les « printemps arabes » .

D’où son soutien puis son “alliance” avec le mouvement du “20 février” ?

Pour Al Adl Wal Ihssane, le mouvement du « 20 février » n’était qu’un moyen de concrétiser ses objectifs. La Jamaâ a rejoint le mouvement, tentant de l’instrumentaliser pour qu’il se transforme en soulèvement général pour arriver à la chute du régime.

Mais la majorité des jeunes, issue de la gauche pour beaucoup, a refusé ce mot d’ordre de la Jamaâ visant à faire chuter le régime. Ils ont contesté la présence d’Al Adl Wal Ihssane. Quand les dirigeants de la Jamaâ ont pris conscience que leur participation était exploitée par le Parti de la Justice et du Développement (PJD)  pour faire pression sur le régime en vue de lui arracher des concessions, ils se sont retirés. Mais ce retrait ne signifie nullement qu’Al Adl Wal Ihssane a cessé de coordonner ses actions avec l’extrême-gauche, incarnée, notamment, par Annahj Addimocrati. La coordination s’est poursuivie.

Qu’y a-t-il de commun entre deux groupes antagonistes dans leurs idéologies?

Al Adl Wal Ihssane profite de cette sorte d’”alliance” avec Annahj Addimocrati (La voie démocratique), comme avec des groupuscules au sein de la société civile ou encore certaines individualités, dans l’objectif de se rendre “fréquentable”, d’apparaître comme une force politique qui « croit » en la démocratie, qui n’exclut pas ses adversaires politiques et qui « respecte » la diversité d’opinions. Mais le véritable objectif est de pouvoir créer une coalition de groupes d’opposition au régime pour exercer des pressions et arracher des concessions que la Jamaâ pourra ensuite exploiter pour élargir sa base sociale.

Al Adl Wal Ihssane ne veut pas affronter le régime tout seul en dirigeant les protestations sociales afin de ne pas donner au régime, disent-ils, un prétexte d’emprisonner ses leaders et d’interdire totalement ses activités. C’est pour ces raisons que l’on observe sa présence dans toutes les manifestations organisées par des partis, syndicats et associations se revendiquant de l’extrême-gauche, l’occasion pour la jamaâ d’exhiber sa force et de montrer sa puissance numéraire dans la rue.

Bien entendu, la majorité des formations politiques de gauche ne travaille pas avec Al Adl Wal Ihssane car ces partis connaissent bien leur objectif et ne le partagent pas. Par ailleurs, le destin qu’a connu le parti iranien de gauche, Toudeh, qui avait fait alliance avec Khomeini contre le régime, ne peut qu’inspirer le rejet. Après la chute du Shah d’Iran, Khomeini avait trahi Toudeh et fait exécuter la majorité de ses membres et de ses partisans.

L’extrême-gauche marocaine incarnée par Annahj Addimocrati et la Jamaâ ont-ils un projet commun ?

Annahj Addimocrati, seul parti qui coordonne avec Al Adl Wal Ihssane, travaille autour de ce slogan : “frapper ensemble mais marcher séparément”, appliquant la maxime “l’ennemi de mon ennemi est mon allié”.

Annahj est un tout petit parti et il ne possède aucune base populaire qui en ferait une force de pression. C’est pour cela qu’il a besoin de la Jamaâ. De son côté, Al Adl Wal Ihssane craint de devoir affronter le régime seul. Il a besoin d’Annahj dont les militants constituent la colonne vertébrale de l’Association Marocaine des Droits de l’Homme (AMDH). Cette association, et ses quelques alliés au sein de la société civile au Maroc ou en France,  procure à la Jamaâ une « image » estampillée droits de l’Homme dont elle a besoin pour se rendre “acceptable” d’une part, et avoir des alliés qui la soutiennent en cas de difficulté, d’autre part. Si l’un de ses membres est arrêté ou emprisonné pour n’importe quelle raison, même une qui supposerait une violation de la loi, l’AMDH monterait au créneau pour faire le maximum de bruit. En fait, la Jamaâ exploite le parti Annahj Addimocrati tout comme celui-ci utilise la Jamaâ pour grossir les rangs lors des manifestations. Chacun y trouve un intérêt, en réalité,  mais au prix d’un danger et d’une menace extrêmement lourds à payer. La question est de savoir si le camp dit “moderniste” ou même celui qui se présente comme “laïc” sont prêts à supporter ce prix.

*Titres traduits de l’arabe des ouvrages de Said ELakhal sur Al Adl Wal Ihssane:

  1.  « Abdesslam Yassine: de la dervicherie au soulèvement », (2003)
  2. « Dialogue avorté et déluge promis », (2013)
  3. « Obsession du Mahdisme », (2003)
  4. « Abdesslam Yassine: du soulèvement à l’Etat califal », (2003)

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