Il en faut peu pour lire sur le visage d’un journaliste tout-puissant de la télévision, incarnation de la société politique du spectacle, sûr de lui et dominateur d’ordinaire, oui, il en faut peu pour lire la déroute d’un anchorman, d’une émission, d’un système, d’une domination politique, intellectuelle et médiatique…
En vérité, il faut bien le dire, Mélenchon a tué, en une émission, le symbole de l’interviewer politique à la télévision personnalisé par Pujadas, le concept de l’émission "Des paroles et des actes" et la philosophie générale sur laquelle repose le système des émissions politiques à la télévision.
Mélenchon maîtrise l’art de la déconstruction
Pujadas d’abord. Tout au long de l’émission, le présentateur vedette de l’émission a paru tendu, inquiet, angoissé, comme s’il était chargé de manipuler à mains nues un python royal. Tout juste si l’on ne voyait pas perler les gouttes de sueur sur le front. C’est que Mélenchon, seul exemplaire du genre au sein de l’espèce des homos politicus, est un as de la déconstruction.
On l’a déjà dit ici, le leader du Front de gauche est le seul qui ne joue pas la règle du jeu imposée par la télévision en mode Pujadas. Il déconstruit systématiquement les questions qui lui sont posées, en montre les non-dits, les arrières pensées, les manipulations, les chausse-trappes et les pièges.
Cela lui permet de déconsidérer l’interlocuteur, de le réduire en charpie avant même de répondre sur le fond. François Lenglet, "l’économiste" de France 2, en a ravalé plusieurs fois sa maîtrise de lettres.
Bien évidemment, les deux interviewers entendaient réduire, par cliché et facilité, le débat à la seule question des droits de l’Homme. Afin de montrer que les relations avec ce grand pays qu’est la Chine ne pouvait se réduire à un seul jugement "politiquement correct" sur ce sujet, Melenchon se mit à répéter, de façon amusée, l’expression "droits de l’Homme", ce procédé lui permettant de souligner l’aspect caricatural, réducteur, intellectuellement faible de la question ainsi formulée.
Les deux journalistes étant ainsi réduits, aux yeux des téléspectateurs, à leur dimension automates de l’info fonctionnant par réflexe, il ne lui restait plus qu’à évoquer les sujets qui lui convenait. Du grand art, quand bien même on peut estimer, du point de vue de Mélenchon, qu’un peu moins d’emphase brutale ne nuirait pas au procédé.
Un concept d’émission trop rigide
Cette déconstruction méthodique, méticuleuse et sauvage à la fois, ce dynamitage de toutes les séquences, a mis en évidence ce qui apparaissait en filigrane depuis quelques numéros de DPDA. Le concept de l’émission, trop rigide, trop figé, est mort.
DPDA, c’est fini.
Qu’on ne s’y trompe pas, la relative bonne audience de ce dernier numéro ne tient qu’à la personne de Mélenchon, qui a pris place dans l’imaginaire français dans la galerie des tribuns télévisuels que l’on aime regarder, façon Georges Marchais (ce qui est à la fois un atout et un handicap, mais passons, ce n’est pas le sujet).
Mais cette apparence de succès ne masque pas que le concept n’est plus adapté à des personnalités fades ou de moindre relief. Le format usé de l’émission contraindra trop ou tard ses organisateurs à en limiter le nombre des intervenants tout en privilégiant les bêtes de télévision qui font polémique. Inutile d’en dresser la liste. Tout le monde la connait. En clair, Harlem Désir ne sera jamais l’invité de DPDA…
À l’origine, DPDA reposait sur un postulat simple, reflet de l’époque : confronter les paroles d’un responsable politique à ses actes.
De ce point de vue, DPDA est une émission de l’époque, où la désacralisation du politique engendré par le déclin des idéologies conduit à considérer la politique comme un job comme un autre, à ne plus la percevoir que d’un point vue gestionnaire, d’un point de vue de communicant (Ah ! La séquence people de Nathalie Saint-Cricq). Le politique n’est pas plus considéré que ne le serait le directeur du marketing d’une grosse boîte.
Une sorte de Grand O de Sciences-Po
Au fil des émissions, DPDA s’est muée en une sorte de Grand O de Sciences-Po, où le candidat doit enjamber des obstacles qui ressemblent à autant de figures imposées.
Le problème, c’est que le cadre étant trop raide, immuable, congelé, il ne résiste pas à l’usure de la répétition. Saint-Cricq et ses photos de famille des 90’s, Lenglet et ses immuables graphiques, Wittemberg et ses questions prévisibles comme préparées six mois à l’avance. L’intello contradicteur, le politique contradicteur…
DPDA est semblable au film "Un Jour sans fin". Chaque numéro donne désormais l’impression d’être une sempiternelle rediffusion. Si l’on avait repassé, ce jeudi, la dernière prestation de Mélenchon dans le même cadre, le téléspectateur n’y aurait vu que du feu.
Cet effet de répétition, que permet d’atténuer la présence d’un invité comme Mélenchon, finit par produire une émission excluante parce que trop centrée sur l’économie technique ("regardez mon graphique, il vous montre que la réduction de la marge brute d’autofinancement des entreprises pèse sur l’investissement") et par conséquent ennuyeuse parce que prévisible, attendue et convenue ("M. Mélenchon, si vous étiez au pouvoir, pourriez-vous faire ce que vous dites ?"
Imaginez un seul instant la perspective d’un DPDA avec Jean-Marc Ayrault. Le cauchemar…
Une émission ontologiquement "de droite"
Enfin, la déconstruction mélenchonienne couplée avec l’usure du concept permet de mettre à jour le défaut majeur de l’émission de France 2. DPDA est une émission de politique où l’on ne parle jamais de politique.
Paradoxe des paradoxes, à l’heure où la France est en proie à une vraie convulsion politique née des débats sur le mariage gay, ce sujet ne fut pratiquement pas abordé dans DPDA. Une fois de plus, il ne fut question que de la parole d’un responsable politique confronté à des données, des statistiques, des chiffres, tous brandis par les différents intervenants au nom d’une sorte de loi supérieure de la pensée conforme qui réduit systématiquement le politique à l’économique.
DPDA est une émission ontologiquement "de droite" en ce que la question du "vivre ensemble", la question centrale du politique, est évacuée parce que considérée implicitement comme réglée : le "vivre ensemble" ne peut se concevoir que dans le cadre d’une économie libérale, dans un monde conservateur triomphant, aux contours aussi immuables et figés que le cadre de l’émission.
Comme le disait Mitterrand "la forme rejoint toujours le fond". Si DPDA est une émission figée, c’est qu’elle est conçue comme le reflet d’un monde figé dont elle finalement tout à la fois le produit et l’incarnation. C’est en ce sens que Mélenchon, qui refuse ce monde obligé, cette contrainte de fond et de forme, ne peut qu’exploser DPDA, pur produit de l’univers de la domination économique, sociale et sociétale des élites dirigeantes d’aujourd’hui. Mélenchon tue DPDA parce qu’il est dans la discussion, la contestation, la rébellion.
Voilà pourquoi Pujadas semblait avoir tant peur de Mélenchon tout au long de l’émission. Parce qu’il sentait que le dispositif de DPDA, les séquences, les questions, tout ce barnum télévisuel était dévoilé, démasqué, dénoncé par le leader du Front de gauche. Parce que DPDA était mise à nue pour ce qu’elle est, ontologiquement : une émission de droite, conservatrice, libérale, reflet d’une domination de classe, culturelle, sociale et politique qui ne dit pas son nom, et dont son présentateur, Pujadas, est le héraut et le metteur en scène.