Trop Maghrébins pour jouer les touristes au Trocadéro

Sur fond de crainte de manifestation islamiste, un après-midi de visite se transforme en cauchemar pour une famille française d’origine marocaine.

Par Alice Géraud

Sur la première photo, prise par la sœur aînée, on voit la famille F. posant sur l’esplanade du Trocadéro devant la tour Eiffel, sourires aux lèvres et glaces à la main. Leur oncle Abdel est venu du Maroc passer dix jours en France. Les trois filles et leur mère lui ont concocté un samedi après-midi tour Eiffel-bateau Mouche. Il est 14 h 05.

Ce samedi 22 septembre, le Trocadéro fait partie des quatre zones à Paris où les autorités redoutent des manifestations interdites de musulmans en réaction au film islamophobe et aux caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo (défilés qui n’auront d’ailleurs pas lieu). Le procureur de la République a pris des réquisitions autorisant les contrôles d’identité sur ces lieux. Gendarmes et policiers ont pour consigne d’interpeller toutes les personnes participant à des «rassemblements susceptibles de troubler l’ordre public». La famille F. ignore cela quand, cinq minutes après son arrivée, un groupe de gendarmes mobiles les aborde. «Contrôle d’identité.» Les trois filles et leur mère donnent leur carte nationale d’identité française, l’oncle son passeport marocain avec son visa tourisme. Sans explication, un des gendarmes leur ordonne de «quitter les lieux». A ce moment-là, elles voient passer sur l’esplanade une femme portant le foulard emmenée par des gendarmes. Fatiha demande si l’expulsion est liée au foulard que porte aussi sa mère. Pas de réponse. «Ils nous ont juste dit qu’ils allaient nous raccompagner au métro. On ne comprenait pas ce qui se passait.» Tandis que l’oncle est menotté et emmené par d’autres policiers, les trois sœurs et leur mère traversent le Trocadéro sous escorte de gendarmes mobiles. Autour d’elles, d’autres Maghrébins subissent le même sort.

«IRRéel». Ce jour-là, au Trocadéro, une flopée de journalistes attendent de voir si les manifestations interdites vont avoir lieu. Ils filment la scène. Dans une vidéo qui tourne depuis en boucle sur Internet, on voit, entre autres, trois jeunes femmes BCBG et une petite dame en foulard encadrées de gendarmes. Elles tiennent encore leurs cornets de glace. La vidéo est intitulée : «Charlie Hebdo, interpellation de femmes voilées au Trocadéro».

Elles ne seront pas conduites au métro, mais dans un fourgon de police. «On a eu l’impression de basculer dans quelque chose d’irréel. Nous avons subi une palpation et un nouveau contrôle d’identité», raconte Jamila. Il est 14 h 30. On les fait attendre. Elles prennent des photos au téléphone portable. Avec elles, il y a une autre famille «des gens du sud qui venaient passer le week-end à Paris». 15 h 37, le fourgon part à toute allure dans Paris. Elles demandent où on les emmène. Toujours pas de réponse.

Barbelés. Le fourgon s’arrête devant une cour grillagée entourée de barbelés. C’est l’arrière du commissariat ferroviaire du XVIIIe arrondissement. Mais elles n’en savent rien. Dans la cour, où il y a une trentaine de personnes retenues comme elles, les hommes sont alors séparés des femmes. A 16 h 25, nouvelle fouille et nouveau contrôle d’identité. Le troisième. Les sœurs et leur mère sont ensuite reçues séparément dans des bureaux par des policiers. Toutes racontent la même scène. Un quatrième contrôle d’identité, puis une feuille qu’on leur demande de signer. Dessus, il est indiqué «Procès verbal de contrôle d’identité». Puis, en plus petit, «motif : participation à une manifestation interdite». Jamila et Fatiha refusent de signer. Elles demandent ce que c’est que cette histoire de manifestation interdite. Personne ne leur répond. Personne non plus ne leur pose de questions. «Ils insistaient juste pour le PV. Ils disaient que pour sortir, il fallait mieux signer», expliquent-elles. Yasmine, à bout de nerfs, finit par signer. Sa mère, aussi. Elle ne sait ni lire, ni écrire et personne ne lui traduit. A 17 heures, les quatre femmes se retrouvent dans la cour aux barbelés avec les autres. Des Maghrébins et un petit groupe d’hommes pakistanais qui semblent ne pas parler français. Elles seront relâchées peu après 18 h 30. Sans explication.

De retour chez elles à Montfermeil (Seine-Saint-Denis), elles retrouvent leur oncle marocain. Il leur raconte avoir été emmené depuis le Trocadéro au commissariat du XVIe arrondissement d’où il a été immédiatement relâché. Le soir, à la télévision, les filles découvrent effarées les images de leur interpellation. Commentaire : «Malgré une cinquantaine d’interpellations, l’après-midi a été calme.»

«dérapage». Plusieurs jours plus tard, lorsque nous rencontrons la famille F. à Montfermeil, dans la grande maison plutôt bourgeoise de Jamila et son mari, les trois jeunes femmes ont du mal à se remettre. Elles parlent «d’humiliation», de «discrimination». Pensent que le foulard de leur mère a déclenché tout ça. «Je ne comprends pas, la laïcité, c’est aussi vivre avec les autres», dit Fatiha. Yasmine, l’aînée, a l’impression «que quelque chose s’est cassé». «On vient de me montrer que je ne suis pas vraiment une Française comme les autres.» Les trois sœurs ont décidé de ne pas laisser passer. Elles ont contacté le Mrap, le collectif Stop le contrôle au faciès et pris un avocat, Me William Bourdon, pour lequel, il y a eu là «un dérapage inadmissible». «Le travail des policiers est toujours complexe en marge de ces manifestations, mais ce ciblage qui provoque un contrôle au faciès massif n’est pas tolérable.»

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Ce site Web utilise des cookies pour améliorer votre expérience. Nous supposerons que vous êtes d'accord avec cela, mais vous pouvez vous désinscrire si vous le souhaitez. J'accepte Lire la suite