Ajoutant le meurtre à la corruption, le clan Al-Assad est prêt à toute extrémité pour conserver ses privilèges. Ces prédateurs restent indifférents aux admonestations des professeurs de vertu. Les déclarations de «very deep concern» et les appels à «faire preuve du maximum de retenue» éclatent comme bulles de savon sur les murs de leurs villas fortifiées. En revanche, les dirigeants, généraux, banquiers et hommes d’affaires liés à la famille qui s’est accaparé le pays sont vulnérables aux mesures de rétorsion qui les frappent au portefeuille. Or, tout n’a pas été tenté en cette matière, loin de là.
L’ONU est dans l’impasse, hélas ! Successivement saisi de projets – les uns invoquant la nécessité du dialogue bien que Bachar al-Assad rétorque à chaque offre par un durcissement de la répression, les autres évoquant la menace de «mesures ciblées» chaque fois différées alors que le bilan s’alourdit de jour en jour -, le Conseil de sécurité n’est toujours pas parvenu à s’entendre sur une résolution contraignante.
Le double veto de Moscou et Pékin, fournisseurs d’armes à Damas et défenseurs du droit des Etats à disposer de la vie de leurs ressortissants, n’a rien d’étonnant. Leurs positions réactionnaires, au plein sens du terme, doivent être publiquement dénoncées. D’abord, elles contredisent la «responsabilité de protéger» consacrée par le sommet mondial des Nations unies de 2005, dans le prolongement de la convention sur la protection du génocide de 1948, selon laquelle la souveraineté d’un Etat ne saurait être invoquée pour bloquer l’ingérence de la communauté internationale en cas de génocide, de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Elles perpétuent la vision totalitaire qu’exprimait Joseph Goebbels devant la Société des nations en 1933 : «Messieurs, charbonnier est maître chez soi. […]. Nous faisons ce que nous voulons de nos socialistes, de nos pacifistes et de nos Juifs.» Ensuite, elles contrecarrent l’élan des peuples en quête de liberté et de dignité tout autour de la Méditerranée. Enfin, et c’est peut-être le plus grave, sous prétexte d’empêcher une dérive militaire du conflit telle qu’ils l’ont déplorée en Libye, les partisans du laisser-faire ouvrent la voie à des aventures plus périlleuses encore pour la paix au Proche-Orient. Brasilia, Delhi et Pretoria doivent en prendre conscience et regarder l’histoire en face.
La communauté internationale encourt en effet quatre risques majeurs si elle s’abstient d’agir. Le premier danger s’est déjà concrétisé : l’escalade de la terreur, les tueries de manifestants pacifiques s’accompagnant d’assassinats de personnalités modérées et de bombardements des villes révoltées. Le second péril prend de l’ampleur au fur et à mesure que le pouvoir multiplie les provocations pour affoler les chrétiens, exciter les tensions entre alaouites et sunnites, dresser les Arabes contre les Kurdes : c’est l’affrontement entre communautés et confessions. Un troisième spectre s’avance entre les décombres de Rastan : l’éclatement d’une guerre civile, un nombre croissant de déserteurs retournant leurs fusils contre le pouvoir. On connaît des capitales qui tolèrent de semblables désastres pourvu qu’ils se déroulent à huis clos, comme en 1982, quand Hafez al-Assad massacra des dizaines de milliers de civils à Hama. Mais une quatrième menace se profile : l’exportation du conflit. Si leur stratégie de la tension échoue, les services secrets syriens seront tentés de déstabiliser l’ensemble de la région avec la complicité de leurs alliés et protégés. D’Israël à l’Iran en passant par le Liban, la Turquie et l’Irak, les terrains de dispute ne manquent pas, qu’un brandon suffirait à embraser.
Avec beaucoup de maturité, les jeunes des comités de coordination ont réussi jusqu’à présent à repousser le désir de vengeance. Si vigilante soit-elle, la résistance ne saurait parer tous les coups tordus d’un régime aux abois. Rien ne serait plus imprudent que de l’abandonner à son sort. La plupart des composantes de l’opposition démocratique, à l’intérieur ou en exil, ont su s’unir pour réclamer aux instances internationales qu’elles utilisent tous les moyens légaux pour protéger les Syriens contre la férocité de leurs dirigeants. Il faut que l’Union européenne montre sans délai la voie aux Nations unies en adoptant les plus sévères sanctions qu’elle sera en mesure d’appliquer.
Le gel des avoirs financiers et les interdictions de visas, qui touchent actuellement moins d’une soixantaine d’individus et d’une vingtaine d’entreprises, devraient concerner l’ensemble des personnes physiques et morales en relation avec les sociétés contrôlées par le clan Al-Assad. Il convient d’inclure dans cette liste tous les responsables de rang exécutif, civils et militaires. Outre l’embargo sur les hydrocarbures, les armes, les brevets et les fournitures susceptibles de favoriser la répression, l’heure est venue de suspendre d’une manière générale l’exportation à destination de la Syrie des produits et services qui ne sont pas indispensables à la population. Une stricte limitation des activités des sociétés affidées au régime s’impose. Il importe également d’interrompre les opérations des organismes de crédit européens en rapport avec cet Etat. Si les échanges culturels avec les artistes et les intellectuels syriens doivent s’intensifier dans un cadre non gouvernemental, en revanche la coopération officielle avec les institutions publiques semble indécente en pareilles circonstances. Ainsi le partenariat entre le Louvre et le Musée national de Damas et l’accord franco-syrien de coopération culturelle doivent faire l’objet d’un moratoire immédiat. Des méfaits d’une envergure méritant la qualification de crimes contre l’humanité ont été commis : cela justifie la saisine de la Cour pénale internationale et l’action indépendante de toute instance capable d’intenter des poursuites, afin qu’Interpol soit en mesure de les relayer. Par ailleurs, il est impératif d’instaurer des mesures de rétorsion contre les personnels d’ambassade qui, comme à Paris, apportent leur concours à la chasse aux opposants. Il appartiendra au Conseil national syrien de dire s’il prône d’autres mesures de sûreté. Mais l’Europe ne saurait attendre que la situation empire pour porter assistance à un peuple en danger.
Par EMMANUEL WALLON Professeur à luniversité Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, FAROUK MARDAM-BEY Editeur et écrivain