Or celles-ci ne seraient pas du goût de tout le monde. Car après avoir levé l’état d’urgence, Boutefika voudrait supprimer le délit de presse, limiter les mandats des députés, contraindre les ministres à démissionner trois mois avant de se présenter à la députation, redonner un peu plus de pouvoir à l’opposition. Et alors que le président était enfin parvenu à pacifier ses relations avec l’armée, pilier du régime, c’est avec sa propre majorité à l’Assemblée nationale qu’il a désormais maille à partir.
En mauvaise santé
D’autres avancent une explication différente pour justifier la fièvre réformiste du président : en mauvaise santé, il se prépare à quitter le pouvoir et ne briguera pas un quatrième mandat en 2014. Le 15 avril dernier, c’est un homme usé, tremblant, butant sur les mots qui était apparu à la télévision. Dans son discours, il avait occulté les grèves et les émeutes des jeunes désoeuvrés qui éclatent quotidiennement dans tout le pays. Et, hanté par la crainte d’une contagion de la révolution tunisienne, le président avait alors ouvert le chéquier, apaisant à coups de milliards de dinars issus de la rente gazière et pétrolière les revendications des salariés.
"Avant de partir pour le "dernier voyage", Abdelaziz Boutefika veut laisser son nom dans l’histoire de l’Algérie : celui d’un bâtisseur et d’un réformateur", assure un ex-collaborateur du président. Et d’ajouter : "C’est sous son règne que le nouvel aéroport de la capitale a été construit, comme des dizaines de milliers de logements, ou l’autoroute est-ouest (900 kilomètres), le tramway et la première ligne du métro d’Alger. "
Pourtant, dans la mémoire des Algériens, il restera surtout l’homme qui a maté dans le sang l’intifada kabyle de 2001. Et le président qui n’a pas pu ou pas voulu éradiquer la corruption. L’Algérie vient d’être classée par Transparency International à la 112e place sur la liste des 180 pays les plus corrompus, loin devant ses deux voisins tunisien et marocain. Le ministre de la Communication, Nacer Mehal, ardent défenseur des réformes, ne cache pas sa déception. "Ici, dit-il avec amertume, les clans finissent toujours par se neutraliser. Mais leurs rivalités grippent le processus de changement. Sinon, avec nos ressources énergétiques, nous devrions être au niveau de la Turquie ou du Brésil. "
Apolitisme
Indifférente aux batailles qui déchirent le sérail, la population, elle, se détourne de plus en plus de la politique. A commencer par les jeunes qui ne cherchent qu’à faire du "bizness", selon l’expression locale. Ahmed, 20 ans, habite le quartier populaire du Ruisseau où il revend des chaussures de sport de contrefaçon en provenance de Chine. "Dans le Coran, assure-t-il, le commerce est halal [licite]. "Comme beaucoup de ses semblables, il ne veut pas entendre parler de politique. "Nous ne voulons pas être manipulés par les partis, qu’ils soient islamistes ou autres", dit-il, ajoutant, un peu bravache : "Quand il y a une injustice, on se cogne avec les flics. Nous, la révolution, nous la faisons tous les jours. "
L’année dernière, la gendarmerie a recensé 11.500 émeutes à travers tout le territoire. Une nouvelle génération de contestataires semble émerger. Une "classe dangereuse" avec laquelle le pouvoir va devoir compter. "Ces jeunes désoeuvrés n’ont pas connu la guerre civile qui, entre 1993 et 2004, a fait 150 000 morts et des milliers de disparus, explique Slimane, 45 ans. Ils veulent vivre sans avoir la peur au ventre."
Slimane a connu la révolution d’octobre 1988. Il avait 23 ans. Cet automne-là, des émeutes éclatent à Alger et dans plusieurs villes. Le président Chadli Bendjedid fait appel à l’armée pour rétablir l’ordre. Les soldats tirent sur la foule. Bilan : plus de 500 morts. Puis le chef de l’Etat introduit le multipartisme. Mais en 1991 le Front islamique du Salut (FIS) est en passe de gagner les législatives. L’armée interrompt le processus électoral. On connaît la suite : dix ans de guerre civile. Ces décennies de chaos, de violence, de corruption expliquent le rejet de la politique, généralisé aujourd’hui. Même au sein de la classe moyenne, plutôt favorable aux partis démocrates. "Depuis 1989, les démocrates n’ont cessé d’étaler leurs divisions, regrette Zohra, avocate, la cinquantaine, A l’époque, nous-étions allés à la bataille en ordre dispersé, laissant une autoroute aux islamistes. Et cela continue. Alors, comme beaucoup, j’ai tout abandonné. "
"Nous, on est passionnés par l’affaire DSK"
Ce samedi, il ne reste plus une place dans cette brasserie de la plus grande artère de la capitale. On y vient en famille ou entre amis déguster des gambas, des rougets ou des grillades d’agneau. Des mouhtadjibate – femmes coiffées du foulard côtoient des Algériennes vêtues à l’européenne. Sur les tables, les bouteilles d’eau minérale se mêlent aux bouteilles de vin – ce qui eût été impensable il y a dix ans, quand les intégristes attaquaient les bars et les restaurants servant de l’alcool.
C’est ici que se retrouvent tous les samedis trois amis d’enfance, Ali, Madjid et Amokrane, qui ont aujourd’hui les cheveux gris. "Pendant plus de dix ans, raconte Madjid, nous ne savions pas si nous allions rentrer vivants du boulot. " "Presque tous les jours, des voitures piégées explosaient dans Alger", ajoute Ali. Aujourd’hui, la capitale ne vit plus au rythme des attentats quotidiens. Même si les combattants du Groupe salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC), rebaptisé Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi), gardent une capacité de nuisance, notamment en Kabylie où leurs embuscades contre l’armée restent meurtrières. Composée à 95% d’Algériens, Aqmi est aujourd’hui surtout active au Sahel où sa principale activité est la capture et le négoce d’otages occidentaux. Comme si la guérilla islamique, elle aussi, était fatiguée de la politique algérienne. Boutefika, la corruption, le terrorisme, la bataille pour le pouvoir : Madjid, comme ses amis, ne veut pas en entendre parler. "Pitié ! La politique, c’est du "khorti" [bidon]. Nous, on est passionnés par l’affaire DSK Un vrai feuilleton, non ?"