Roudani Cherkaoui: le déficit de cohérence en matière de politique sécuritaire entre les pays du Maghreb peut coûter cher
Dans un entretien à Atlasinfo, M. Roudani Cherkaoui, spécialiste des questions géostratégiques, analyse la menace terroriste qui guette le Maghreb et qui a poussé le Maroc a élevé au maximum son seuil d’alerte. Il revient sur la situation chaotique qui prévaut en Libye suscitant moult interrogations et inquiétudes sur fond de radicalisation des groupes djihadistes en lien avec al Qaeda et l’Etat islmaique. Il estime aussi que le déficit de cohérence en matière de politique sécuritaire entre les pays du Maghreb peut coûter cher en matière de lutte contre le terrorisme.
Propos recueillis par Hasna Daoudi
Roudani Cherkaoui: Afin de répondre à cette question, il est très important de faire un diagnostic sur l’état de lieu sécuritaire en Afrique du Nord ainsi que sur les intersections visibles et invisibles avec les développements que connaissent les régions limitrophes sans oublier le Moyen-Orient. D’abord la situation de manière générale ne cesse de se détériorer avec la transformation des conflits, jadis, politique en des conflits confessionnels. Le résultat est chaotique et induit des conséquences déstabilisatrices. Par ailleurs, certains pays de la région du Maghreb pourraient avoir des manœuvres de déstabilisation à des fins stratégiques. Le pire dans cette situation est que ces développements s’accompagnent d’une radicalisation et d’une militarisation des groupes et groupuscules terroristes sur place. L’enlisement aussi de la situation en Syrie peut inquiéter le Maroc. La présence des groupes terroristes comme Al-Qaeda, Al-Nosra et l’Etat Islamique en Irak et au Levant qui s’est transposé en « Etat Islamique (EI) » entraînant dans son sillage des centaines de djihadistes marocains de l’intérieur et de l’étranger est une véritable menace qu’il faut prendre au sérieux. Outre les dislocations dans lesquelles s’engloutissent certains pays du Sahel et l’Afrique de l’Ouest, la situation au Nord Mali et la Libye est apocalyptique. De ce fait, il est important de reconsidérer la situation actuelle en Libye dans laquelle l’absence d’un Etat a entraîne tout le pays dans une anarchie incontrôlable. N’oublions pas aussi que l’ère Kadhafi fut opaque. En 2003, ce pays avait cherché à se procurer des tubes d’Aluminium pour des centrifugeuses. Pis encore, L’effondrement du régime Kadhafi a entraîné l’éparpillement des armes de différentes catégories qui sont entre les mains des milices de différents groupuscules terroristes. Dans ce sens, il y a des indices concordants suffisants pour justifier que des armes conventionnelles hautement sophistiquées ont franchis les frontières libyennes vers d’autres Etats limitrophes.
Est-ce le Maroc a eu raison d’élever son seuil d’alerte au maximum?
La situation apocalyptique que connaissent la Libye et les frontières algéro-tunisiennes dans le Mont Chaâmbi avec la présence forte du groupe « Ansar Chariaa » incombe aux autorités marocaines de prendre toutes les dispositions pour faire face à des éventuelles menaces. D’ailleurs, le Maroc a été menacé dans une vidéo de l’Aqmi, dont l’appellation d’origine fut le GSPC, incitant les jeunes d’attaquer implicitement des endroits stratégiques comme le détroit de Gibraltar, faudrait-il rappeler que c’est la deuxième voie maritime la plus utilisée derrière la Manche. Le Maroc de par sa situation géostratégique et géopolitique peut se considérer, à la lumière des développements que connaissent les pays limitrophes, le dernier rempart contre les groupes terroristes et particulièrement Al-Qaeda. Elever le seuil d’alerte au maximum est largement justifié eu égard à la situation sécuritaire qui prévaut dans la région. Et la présence entre les mains des terroristes d’armes de nuisance fortement dangereuses est un réel paramètre d’inquiétude. Il faut aussi souligner qu’outre le déficit de cohérence en matière de politique sécuritaire entre les pays du Maghreb, l’absence d’un modus vivendi durable dans la région laisse présager une difficulté de lutte contre les réseaux du groupe extrémiste comme Daech (EI), Aqmi et le MUJAO. La fragilité et la résilience de quelques Etats de la sous-région est presque non sequitur, puisqu’ils ne disposent pas de bases militaires suffisamment équipées pour superviser et contrôler, hélas, des frontière dont la majorité sont poreuses. Que faire, croiser les bras devant ces menaces ? La lecture du passé de la région et la sous région est déterminante pour décortiquer les natures de menaces que peut connaitre le Maroc et le détroit de Gibraltar. Le scénario des petits bateaux utilisés dans l’attentat contre l’USS Cole au Yémen ainsi que détournement du Vol à l’image du Vol Pan AM73 en 1986 ainsi que l’arrestation des autorités françaises en 1987 d’un navire marchand le MV Eksund, en provenance de la Libye livrant plusieurs tonnes d’armes à des groupes terroristes, sont des événements très significatifs au vu des développements que connait le Nord de l’Afrique. De ce fait, le Maroc à toutes les raisons de s’inquiéter pour sa sécurité et sa stabilité.
La situation chaotique en Libye est source de multiples inquiétudes. Quelles sont les ramifications des groupes djihadistes sur place avec al Qaeda et l’Etat islamique ?
Le terrorisme passe, comme nous pouvons le voir sur le terrain, par une déconcentration des activités qui correspondent à des ramifications locales des pouvoirs de l’Emir. C’est un secret d’alcôve. Comme le démontre l’histoire, la construction étatique est un processus hautement conflictuel. C’est un constat que les groupes terroristes savent pertinemment. C’est pour cette raison qu’ils déploient, ainsi, une stratégie visant à semer la peur et le chaos dans les espaces qui ne disposent pas des moyens de coercition. Dans ce sens, la proclamation de « l’Etat Islamique » dans des régions libyennes n’est qu’une question de jours ou de semaines comme c’est le cas maintenant au Nord du Nigéria. D’ailleurs Hassan Seif Allah l’émir du groupe « Ansar Al- Charia » en Tunisie est de la même école que Mohammed al-Zahawi leader du même groupe qui très actif en Libye. Les points d’achoppements entre Abou Baker Al-Baghdadi et le successeur de Ben Laden Aymen Al-Zawahiri peuvent se régler en cas où certains paramètres rentrent en jeu dans l’équation irakienne. L’algérien Abdelmalek Droukdel est hésitant par rapport à une prononciation en faveur d’AbouBaker Al-Baghdadi. Ce dernier suit une tactique du salami pour décomposer les rangs de l’Aqmi en sa faveur. Le ralliement d’Abou Abdallah Othmane El Acimi un membre important avec Droukdel est significatif. Pour dire que l’ensemble des groupes extrémistes au Nord d’Afrique ne sont que le prolongement en territoire libyen de l’Etat Islamique. C’est juste une question de temps.
Peut-on craindre l’activation de "cellules dormantes" de Daech au Maghreb et notamment au Maroc ?
En analysant les origines des djihadistes qui sont dans les rangs de Daech en Syrie et en Irak, on peut dire que ces pays sont devenus des camps d’entrainement et d’embrigadements idéologiques. L’agenda qui a été initialement censé faire chuter le régime de Bachar El Assad est devenu régionale. La présence de milliers de maghrébins en Syrie et en Irak est une menace qu’il faut gérer avec force et fermeté. Cela bien évidement nécessite une prise de conscience de la part des Etats qui peuvent se retrouver dans une situation mettant en péril leur stabilité et leur sécurité. L’Etat Islamique en Irak et en Syrie considère le Maghreb comme une zone stratégique. D’ailleurs le choix des Algériens, des Marocains et des Tunisiens ainsi que des Mauritaniens comme des leaders dans des unités nodales de l’organisation de Daech n’est pas un choix anodin. Aujourd’hui, le maillon faible dans la région du Maghreb c’est la Libye. L’enlisement de la situation laisse présager une éventuelle contamination dans l’ensemble des pays du Maghreb. En analysant la dynamique de Daech en Irak, on peut apercevoir que la tactique est liée à l’espace et le temps. Dans certains cas se sont des cellules dormantes qui passent à l’action et parfois se sont les loups solitaires qui sèment la terreur.
Quel est le rôle que peut jouer la communauté internationale dans ce désordre qui s’installe ?
Il faut d’abord que les Africains soient conscients des enjeux de ses menaces qui sont interconnectés. Aussi faut-il que chaque Etat africain pense que l’Afrique est son avenir. Le dégel de l’Europe orientale a libéré des germes dangereux. Dans ce sens, l’Afrique a plus que jamais besoin de rassembler ses forces pour construire un idéal qui s’est souvent, malheureusement, égaré sur des voies de traverse. La communauté internationale doit assumer toutes ses responsabilités en mettant en place des moyens pour soutenir les Etats du Maghreb dans leur lutte contre le terrorisme. En somme, le rôle des puissances extérieures est déterminant dans la gestion des défis sécuritaires que connait l’Afrique. En 210 avant J-C le destin de Rome fut lié à la flamme perpétuelle entretenue dans le temple de Vesta. L’Afrique son destin est lié désormais à sa capacité de réunir ses forces et combattre la menace d’une invasion totale par « l’armée verte ».