Stress hydrique au Maroc: 4 questions à un expert senior en eau et développement durable
1. De l’Amérique du Nord à l’Europe, le monde est confronté cette année à un épisode inédit de sécheresse, poussant à bout les ressources hydriques de nombreux pays. Le Maroc, qui a enregistré cette année encore un déficit pluviométrique, n’est pas épargné. Comment expliquer ce phénomène?
La situation que vit actuellement le monde eu égard aux sécheresses et inondations enregistrées ces derniers moments dans plusieurs régions du globe est inédite, mais elle ne fait que confirmer les alertes lancées plusieurs années auparavant par les scientifiques et spécialistes de l’eau et du climat. En effet, le monde connaît depuis le milieu du siècle dernier un bouleversement de son climat, qui n’est autre que la conséquence directe d’un développement industriel à outrance qui fait fi de toute considération de la préservation de l’environnement et des ressources naturelles, somme toute limitées.
On le sait, le Maroc est caractérisé par une rareté structurelle de l’eau qui s’accentue d’année en année sous l’effet néfaste du changement climatique. Ceci constitue une menace sociale, économique et environnementale de plus en plus grande qui devrait être prise en compte dans les politiques étatiques, d’autant plus que le changement climatique est désormais un constat que de plus en plus de preuves scientifiques contribuent à étayer dans le monde entier.
L’impact de ce bouleversement climatique est d’ores et déjà décelable sur la fréquence et la distribution des cycles hydrologiques au niveau du pays. L’année hydrologique 2021-2022 en est une parfaite illustration ainsi que les dernières années qui ont enregistré une augmentation nette de la fréquence des sécheresses et des inondations. Le changement climatique a eu, et aura, un impact significatif sur l’accentuation de la variabilité spatio-temporelle qui caractérise les ressources en eau au Maroc. Sur la période 1940-2010, les années les plus sèches ont été enregistrées durant la période 1980-2010 qui a accusé une baisse de la moyenne des apports en eau de surface de l’ordre de 15 à 20% par rapport à la moyenne de la période 1940-2010.
Les précipitations au Maroc sont rares et irrégulières : les moyennes annuelles enregistrées dans les stations météorologiques varient fortement du Nord vers le Sud du pays (de 800 mm au Nord à moins de 25 mm au Sud) et de l’Ouest à l’Est (de 600 mm à 100 mm) avec une amplification sur les reliefs du Rif et de l’Atlas (jusqu’à plus de 1.200 mm). En moyenne, le potentiel en ressources en eau de surface est évalué sur l’ensemble du territoire à environ 18 milliards de m³/an et peut varier dans un rapport de 1 à 9 selon l’hydraulicité de l’année : 47 milliards de m³ d’apports d’eau de surface en 1961-1962 contre 5 milliards en 1992-1993, en attendant les chiffres de cette année 2021-2022 qui pourraient battre le record de disette en eau.
Rapportées à la population marocaine, les ressources en eau renouvelables disponibles par habitant sont marquées par une grande disparité spatiale entre les régions du pays. Elles peuvent varier dans un rapport de 1 à 8 : 140 m³ /hab/an dans le bassin du Bouregreg (sans tenir compte du transfert d’eau du bassin de l’Oum Er Rabia) et 1.180 m³/habitant/an dans le bassin du Loukkos. Cette variabilité spatiale peut être aussi illustrée par le fait que 7,4% de la superficie du Royaume s’accapare 51% du potentiel global en eau de surface du pays. Cette situation est malheureusement en train d’empirer sous l’effet du changement climatique qui a tendance à accentuer les phénomènes extrêmes, sécheresses et inondations.
2- De nombreux responsables gouvernementaux et experts ont alerté, aujourd’hui plus que jamais, sur la pénurie d’eau au Maroc. Toutefois, le citoyen lambda a jusqu’à présent été relativement épargné par les coupures d’eau. Le Maroc est-il aujourd’hui bien équipé pour affronter cette situation ?
Malgré un contexte naturel très contraignant, marqué par une irrégularité dans le temps et dans l’espace des précipitations, le Maroc a pu satisfaire sans grandes difficultés ses besoins en eau même durant des périodes de sécheresses sévères telles que celle de l’année hydrologique en cours 2021-2022 et celles vécues durant les périodes 1980-1985 et 1990-1995.
Aujourd’hui, même les non spécialistes du secteur de l’eau sont conscients du caractère structurel de la pénurie de l’eau au Maroc. Mais n’oublions pas que le Maroc est une nation millénaire qui a toujours su surpasser les moments les plus critiques de son histoire. Le Royaume dispose d’importants atouts pour relever les défis liés à l’eau par le concours de toutes les forces vives du pays. Le cadre institutionnel et réglementaire qui régit le secteur de l’eau au Maroc, les politiques sectorielles lancées ces dernières années par l’Etat, notamment la Stratégie nationale de l’eau, le Plan Maroc Vert, consolidé par la ‘Generation Green’, la stratégie énergétique et autres, devraient permettre au pays de relever les défis qui s’imposent au secteur de l’eau pourvu que leur mise en œuvre soit intégrée, concertée et participative.
Le Plan National de l’Eau (PNE), tant attendu, devrait doter le pays d’une vision intégrée et intersectorielle pour le secteur de l’eau. Il devrait plus particulièrement se pencher sur les questions d’ordre stratégique telles que les priorités de l’Etat en matière de développement des ressources en eau, le grand transfert de l’eau du nord au centre du pays, l’adaptation du secteur à la régionalisation en cours.
Conscient de l’importance vitale de l’eau pour accompagner son développement socio-économique, le Maroc s’est engagé depuis les années 1960, grâce à la clairvoyance de feu SM Hassan II, dans une politique volontariste de maîtrise des ressources en eau du pays à travers la réalisation d’importantes infrastructures hydrauliques qui a permis au Maroc jusque-là d’assurer ses besoins en eau sans difficultés majeures. SM le Roi Mohammed VI a, depuis Son intronisation, donné une nouvelle impulsion à cette politique, notamment par la multiplication du rythme de réalisation des infrastructures hydrauliques et la modernisation du cadre institutionnel et réglementaire. La loi 10-95 sur l’eau, qui a jeté les bases en 1995 d’une gestion intégrée, décentralisée et participative des ressources en eau, a été révisée en 2015 par la loi 36-15 pour combler les lacunes constatées durant 20 ans de sa mise en œuvre.
Le pays a réussi depuis plusieurs années le pari de généraliser l’accès à l’eau potable en milieu urbain et il est en passe de faire de même pour le milieu rural. L’irrigation moderne s’est développée sur plus de 1,5 million d’hectares, dont deux tiers équipés par l’Etat, et contribue en moyenne à 45% de la valeur ajoutée agricole.
En plus de la satisfaction des besoins en eau potable et d’irrigation, les grands barrages équipés en usines hydroélectriques contribuent tant bien que mal à la production du pays en énergie électrique. Ils permettent également de protéger les grandes plaines contre les inondations (Gharb, Moulouya, Loukkos, Tafilalet, Chaouia,…) ainsi que plusieurs villes et centres urbains se trouvant à leur aval.
Malgré leurs succès, les politiques hydriques du Maroc font face à des défis plus ardus que ceux affrontés de par le passé. Ces challenges sont relevables pour autant que le pays réadapte sa politique hydrique en s’offrant les moyens humains et financiers pour sa mise en œuvre. Mais avant de rappeler ces insuffisances, il y a lieu de préciser que le plus grand défi à relever actuellement par le Maroc dans le secteur de l’eau est d’abord d’ordre humain.
En effet, on assiste depuis quelques années à un rythme effréné d’érosion du savoir-faire « hydrique » dû essentiellement au non renouvellement des compétences qui étaient à l’origine des grandes réalisations du Maroc dans le domaine de l’eau ayant suscité admiration et respect de la part de la communauté internationale. D’ailleurs, le Maroc a eu le privilège d’abriter en 1997 à Marrakech le premier Forum Mondial de l’Eau qui depuis, consacre un Prix mondial au nom de Feu SM Hassan II aux chercheurs et organismes distingués par leurs travaux dans le domaine de l’eau.
Le développement de l’irrigation à grande échelle n’a pas été sans conséquences néfastes sur les nappes qui sont surexploitées de plus de 1 milliard m³/an et qui subissent en plus une dégradation de leur qualité par les pesticides et les nitrates issues de la percolation des eaux d’irrigation. Ce sur-pompage est une réelle menace pour la durabilité de l’exploitation de plusieurs nappes, soit par déstockage cumulatif de leurs eaux non renouvelables, comme c’est le cas des nappes du Souss et du Saiss, ou par l’intrusion des eaux marines dans les nappes côtières constatée depuis plusieurs années au niveau de la nappe de M’Nasra dans le Gharb par exemple. Ce pompage excessif a entraîné également une réduction alarmante de l’étendue de certains lacs, voire leur quasi-disparition, comme c’est le cas dans la région d’Ifrane (Dayet Aoua, Dayet Hachlaf et Dayet Ifrah).
Le secteur de l’assainissement n’est pas en reste. Il accuse un retard non négligeable, notamment en milieu rural, qui porte préjudice à la santé publique et au milieu naturel puisqu’une quantité significative d’eaux usées est déversée annuellement sans traitement dans le milieu naturel. La pollution de l’eau par les rejets industriels et domestiques a atteint des seuils alarmants au niveau de certains oueds comme le Sebou et certaines nappes comme celle de Tadla. A l’opposé, des montants mirobolants ont été investis par l’Etat ces dernières années dans des émissaires en mer au niveau des agglomérations de Tanger, Rabat-Salé et Casablanca qui donnent en offrande à la Méditerranée et à l’Océan Atlantique des volumes importants d’eaux usées qui auraient pu être réutilisés après un traitement adéquat.
En année normale, le secteur de l’irrigation consomme près de 88% des ressources en eau mobilisées au Maroc. Seulement, l’eau destinée à l’irrigation, régularisée par les barrages n’a pas encore atteint sa valorisation quantitative et économique escomptée pour deux raisons essentielles : i) la faible efficience de l’usage de l’eau d’irrigation au niveau des systèmes gravitaires, encore dominants malgré les efforts louables déployés dans la reconversion à l’irrigation localisée menée dans le cadre du Plan Maroc Vert, et ii) le retard considérable d’aménagement hydroagricole des superficies dominées par les barrages, El Wahda en l’occurrence, qui avoisinerait les 100.000 ha.
4- Alors que le département de tutelle s’attelle à l’élaboration de sa nouvelle feuille de route pour 2020 – 2050, quelles sont, d’après vous, les pistes que le ministère de l’Eau et les acteurs doivent explorer dans le cadre du Plan national de l’eau au moment où la pénurie d’eau devient alarmante?
De nombreuses solutions existent pour faire face aux défis de l’eau au Maroc. Leur mise en œuvre dans le cadre d’une stratégie innovante et intégrée de tout le secteur de l’eau devrait permettre au Royaume de régler les problèmes les plus urgents et de faire de l’eau un facteur décisif de son développement durable. Ceci passe inéluctablement, et en premier lieu, par la qualification des ressources humaines du secteur de l’eau et le renouvellement de l’ancienne élite qui a hissé le Maroc au rang des plus grandes nations dans ce domaine.
Le Maroc devrait asseoir et mettre en œuvre une politique hydrique à même d’assurer une adéquation permanente entre la demande et l’offre en eau en puisant d’abord dans les solutions offertes par la gestion de la demande en eau. Toute mobilisation additionnelle des eaux, somme toute inéluctable pour couvrir la demande sans cesse croissante, devrait combiner et les techniques conventionnelles et celles non-conventionnelles comme le dessalement et la réutilisation des eaux usées traitées. La préservation de la qualité de l’eau et des milieux naturels, la protection contre les dégâts des inondations et la solidarité inter-régionale et intergénérationnelle devraient être pris en compte dans tout programme de développement des ressources en eau.
Le financement du secteur de l’eau devrait se pencher davantage sur le développement du Partenariat Public-Privé (PPP). Le Maroc a eu le mérite de lancer le premier projet PPP en irrigation dans le Monde dans la région de Taroudant et a adopté ces dernières années une politique volontariste pour le développement de ce mode de partenariat.
Enfin, la nature joue un rôle unique et fondamental dans la régulation des différentes fonctions du cycle de l’eau, au sein duquel elle peut agir comme régulateur, nettoyeur ou fournisseur d’eau. Les faiseurs de la politique de l’eau au Maroc ne devraient pas négliger les opportunités qu’offrent les processus naturels qui régissent différents éléments du cycle de l’eau. Les solutions qui y sont basées gagnent de plus en plus la confiance des spécialistes de l’eau, elles sont connues sous le nom de Solutions Fondées sur la Nature (SfN) pour l’eau.
En somme, les défis et insuffisances passés en revue constituent un véritable challenge pour le pays. Des mesures urgentes sont nécessaires pour que l’eau ne soit pas une entrave à la remarquable dynamique économique menée par le Maroc ces dernières années sous le leadership de SM le Roi. Car tout simplement, l’eau au Maroc est la ressource naturelle par excellence qui conditionne la prospérité et qui peut accélérer ou décélérer l’atteinte des objectifs fixés par les politiques publiques.