Prenez moi par exemple, qui écris des romans d’où le terrorisme est rarement absent : on vient de me voir à une émission très en vue, et je ne vous dis pas le bien que cela aura fait à mon ego comme à mon éditeur, pour ne rien dire de ma mère (je ne dis pas «ma vieille mère» car il se pourrait qu’elle lise ce papier). «Vu à la télé», tel est le label très prisé que m’aura conféré l’industrie du terrorisme qui tourne aujourd’hui à plein régime. Et la question que je me suis posée (car je suis, comme tout un chacun, partagé et je me plais parfois à m’observer faisant mes choux gras de l’os qu’on me donne à ronger), la question, disais-je, est de savoir le pourquoi de toute cette industrie.
La réponse, je pense l’avoir trouvée dans le rétrécissement du rôle de l’Etat, rétrécissement en peau de chagrin qui aura laissé nos gouvernants nus. Du fait de l’effondrement du bloc soviétique et de l’éloignement de la menace d’une invasion des Huns, l’Etat a en effet perdu son rôle de protecteur des frontières ; du fait des privatisations et de la mondialisation, il ne joue plus son rôle de régulateur économique ; du fait qu’il s’est compromis avec l’argent, il n’arrive plus à freiner les appétits des banquiers et des financiers ; du fait de la récession, il n’est plus en mesure d’assurer le plein-emploi et l’augmentation du pouvoir d’achat ; et du fait de son insolvabilité, il ne peut plus tenir ses engagements quant aux pensions de retraite et aux prestations de santé. Ne pouvant par ailleurs plus, dans le cas des Etats-nations européens, ni battre monnaie ni promulguer des lois qui seraient contraires aux lois européennes, que lui reste-t-il des fonctions vitales qui assuraient jadis sa survie, sinon le sacro-saint principe de précaution ?
Comment s’étonner, après cela, de voir nos gouvernants abuser de ce principe et ériger le précautionnisme en instrument de pouvoir ? Comment s’étonner de les voir se ruer aux créneaux au premier soupçon d’information sur un possible attentat et nous bombarder de mises en garde, histoire de nous faire croire qu’ils ont encore quelque utilité et que leur légitimité n’est point usurpée ? En réalité, leur nature parasitaire est devenue si évidente que toute rumeur d’attentat est pour eux du pain bénit (si tant est que des vampires puissent s’accommoder de pain bénit). Les phéromones de peur que nous émettons alors en réponse à leurs graves communiqués d’alerte dégagent pour eux le plus voluptueux des parfums, et les cris d’orfraie que nous poussons, apeurés, sonnent à leurs oreilles comme la plus douce des mélodies.
Si les terroristes nous terrorisent occasionnellement en s’attaquant à nous, force est de constater que nos gouvernants, eux, préféreraient nous voir vivre dans un état permanent de terreur. A terroriste, terroriste et demi, pourrait-on dire. Car on peut mourir dans un attentat sans avoir jamais connu la peur, comme on peut vivre toute sa vie dans la peur de l’attentat et mourir dans son lit. N’est-ce pas d’ailleurs là ce qui attend l’écrasante majorité d’entre nous ?
On continue néanmoins à vouloir nous faire peur : si ce n’est l’attentat, c’est l’insécurité ou alors la grippe A, sinon le volcan. La peur, on le voit, a l’avantage d’être permutable : elle peut changer d’objet, elle n’en continue pas moins à produire les mêmes effets. C’est sur elle qu’il nous faut agir.
Il suffit pour cela de se rappeler que nous ne sommes pas immortels et se dire que le risque d’attentat que nous encourrons n’est pas plus grand que les divers autres risques liés à notre mode de vie, à la nécessité que nous avons de nous déplacer et de voyager, à nos habitudes alimentaires, à notre appétit sexuel, à notre besoin d’amour et d’amitié, à notre désir d’entreprendre, de découvrir, de nous rendre utile et d’être indépendants, bref, à tout ce qui fait que nous sommes vivants. Il nous suffit, en réalité, de prendre le risque d’attentat dans notre foulée.
Il y a de cela une vingtaine d’années, dans Beyrouth en guerre, mon père fut traîné hors de chez lui par des miliciens armés, collé contre un mur et fusillé, parce qu’il était un ressortissant étranger. Je demeure quant à moi convaincu que, même à cet instant-là, il ne dut pas regretter d’avoir choisi de faire sa vie dans un pays aussi volatil que le Liban. Et si, ce jour-là, il eut peur, du moins n’aura-t-il pas vécu toute sa vie dans la peur.
Dans la campagne où je suis, l’espérance moyenne de vie d’un chat en liberté vivant de chasse et de chapardage est de trois à quatre ans : bien moins qu’un chat d’appartement. Pour ma part, si je devais renaître en chat, j’aimerais autant être un tel chat en liberté plutôt qu’un chat d’appartement castré, évidé, vacciné, tatoué, enfermé entre quatre murs et croquant mes croquettes dans une gamelle posée à dix petits centimètres de ma litière.
Nos gouvernants ne l’entendent cependant pas de cette oreille. Eux voudraient que nous restions cloîtrés dans notre cage de Faraday, tétanisés, suspendus à leurs lèvres, nos yeux rivés sur leur image défilant sur nos écrans de télévision. Regardez-les donc, avec leurs mines sombres, leurs habits sombres et leurs propos tout aussi sombres, grands prêtres gris d’un Etat tout aussi gris. On dirait des reptiles : animaux à sang froid s’étant juré de nous glacer le nôtre. Je devrais me détourner d’eux, dégoûté, pourtant je les plains. Je les plains car il ne faut pas croire qu’ils font ce qu’ils font consciemment ni s’imaginer qu’il y a derrière leur précautionnisme quelque grand dessein. En réalité ils ne font que réagir à l’érosion continue de leur fonction, faisant tout ce qu’ils font mus par leur seul instinct de conservation. Ils procèdent alors par réflexes conditionnés, leurs mouvements relevant plus du spasme végétatif que de l’acte volontaire. Ne vous étonnez donc pas si vous les voyez courir dans tous les sens tels des poulets qu’on viendrait d’étêter.
En sus les pauvres sont rongés par la mauvaise conscience du fait du conflit interne qu’ils endurent au quotidien. Ces partisans de la mondialisation arrivés au pouvoir sur la base d’un programme prônant la libre circulation des personnes, des biens et des idées, se voient contraints, pour perdurer, de pratiquer le protectionnisme, bouchonnant nos frontières, faisant de nos ports et aéroports autant de goulots quasi infranchissables, érigeant partout murs et miradors et transformant les pays dont ils ont la charge en prisons-forteresses. Mettez-vous un peu à la place de ces malheureux. Vous conviendrez que ce n’est pas drôle pour eux : chantres de l’individualisme et du libéralisme, ils se retrouvent à contre-emploi et ils en souffrent atrocement.
On les plaindra donc, mais cela ne nous empêchera pas de nous demander si ces gens pétris de contradictions sont qualifiés pour mener à bon port le navire au bord duquel nous nous trouvons embarqués. Je crois quant à moi que nous sommes mal barrés. Comme je crois que notre seule chance de nous en tirer est de refuser cette logique de la peur qu’ils cherchent à nous imposer et de les renvoyer, ainsi que les terroristes, dos à dos.
Et qu’on ne me demande pas de préférer ces vendeurs de peur, qui veulent à tout prix me maintenir en vie tout en m’empêchant de vivre ma vie, aux terroristes qui voudraient attenter à ma vie mais qui me laissent entre-temps la vivre en paix. Qu’on ne me le demande pas, car pour moi, c’est bonnet blanc et blanc turban.
Par PERCY KEMP Ecrivain