Syrie: la poussée djihadiste
Une cartographie établie par l’ONU à Damas, que Le Figaro a pu consulter, montre que les groupes salafistes et djihadistes représentent la moitié environ des rebelles engagés dans le renversement de Bachar el-Assad. L’Armée syrienne libre, soutenue par l’Occident, ne pèse en revanche que très faiblement sur le terrain.
Ces statistiques, qui confirment celles de l’institut britannique Jane’s, sont le résultat de plus d’un an de travail réalisé auprès des groupes armés eux-mêmes par l’équipe de Moktar Lamani en vue d’établir une cartographie de la rébellion. Celle-ci compte pas moins de 2 000 bataillons dispersés à travers la Syrie. Premier enseignement: la mouvance salafiste y est donc largement majoritaire, avec des formations comme Ahrar al-Sham et Liwa al-Islam, fortes chacune de 20 000 hommes. Bien implanté à Douma, dans la proche banlieue de Damas, Liwa al-islam est contrôlée par l’Arabie saoudite, où a vécu son chef, Zaran Alloush. Mais Liwa al-Islam ne serait en fait qu’une vitrine du Front al-Nosra destinée à contourner les conséquences d’une inscription sur la liste des organisations terroristes comme les États-Unis l’ont fait pour al-Nosra fin 2012. Ces dernières semaines, Liwa al-Islam avait prépositionné 8 000 hommes dans l’espoir de profiter des frappes américaines pour avancer dans Damas.
Une faible opposition modérée
Deuxième conclusion: le faible poids des groupes liés à l’Armée libre syrienne (ASL), l’opposition modérée soutenue par les États-Unis, la France et les pays arabes. «On en trouve un peu dans le rif de Homs», observe Moktar Lamani, qui évalue le poids de l’ASL à 15 % environ du nombre total des rebelles. «L’idée selon laquelle l’insurrection est dominée par des groupes modérés laïcs est tout simplement erronée», confirme Charles Lister, l’auteur de l’enquête de l’institut de recherche britannique Jane’s, cité en début de semaine par le Daily Telegraph. La faible influence de cette composante modérée de l’opposition rend problématique la fourniture d’armes à des factions impuissantes à imprimer leur marque sur le terrain.
Très faiblement présents également, les katibas liées aux Frères musulmans, qui ont pourtant longtemps trusté les postes de responsabilités dans les instances dirigeantes de l’opposition en exil. Il faut signaler enfin la présence de groupes criminels ou en relation d’affaires avec des trafiquants, notamment à la frontière avec le Liban voisin. L’image qui ressort de cette cartographie est celle d’une rébellion extrêmement fragmentée et en constante recomposition, dont les allégeances varient au gré des armes et de l’argent que les insurgés reçoivent de leurs multiples sponsors. Or les groupes djihadistes liés à al-Qaida sont les seuls justement à n’avoir jamais manqué ni d’argent ni d’armes, depuis deux ans que la révolte s’est militarisée. Financés par des fonds privés venus du Golfe, al-Nosra et l’EIIL dominent désormais les régions nord et est de la Syrie, qui échappent en grande partie au contrôle de Damas. Ils ont su profiter de la passivité de la Turquie, qui a longtemps fermé les yeux sur le passage de djihadistes et de convois d’armes à sa frontière avec la Syrie. Plus inquiétant encore: après le report de frappes américaines contre Damas, la mouvance djihadiste pourrait pousser son avantage en lançant une OPA sur une rébellion modérée qui se sent abandonnée par les Occidentaux.
Dans ce nouveau combat, al-Nosra et l’État islamique d’Irak et du Levant ne manquent pas d’atouts. Un an et demi après sa création, al-Nosra est d’ores et déjà parvenu à essaimer grâce à de nombreux groupes satellites qui partagent son idéologie, tel Liwa al-Islam. D’autres phalanges ont tout simplement rejoint la mouvance djihadiste pour bénéficier de meilleures soldes.
«Au début, analyse Moktar Lamani, al-Nosra s’est attiré la sympathie de la population grâce à son travail social auprès des pauvres et des blessés, et par le fait aussi que le groupe ne visait pas les civils, mais uniquement des cibles militaires liées au régime.» C’est donc naturellement que les combattants libyens ou tunisiens infiltrés en Syrie se sont enrôlés dans al-Nosra. Mais si des étrangers figurent encore dans ses rangs, la signature d’al-Nosra est aujourd’hui syrienne, contrairement à l’EIIL, créé début 2013 après une fusion avec al-Qaida en Irak. Une organisation nettement plus cloisonnée et à la sauvagerie à glacer le sang. Mais c’est elle qui, ces derniers mois, a enregistré une inquiétante ascension, n’hésitant pas à affronter d’autres groupes armés ou à aller attaquer des villages alaouites, loin de ses bases de l’est de la Syrie.
ers une OPA d’al-Qaida sur la rébellion
Après s’être installés à Der Ezzor, les dirigeants de l’EIIL n’ont pas tardé à mettre la main sur Raqa, où ils font régner un implacable ordre islamiste. Mais, assez rapidement, des problèmes ont surgi avec al-Nosra pour le contrôle des puits de pétrole de l’est du pays, avec en toile de fond les liens de l’EIIL avec Ayman Zawahiri, le chef d’al-Qaida central, qui a la haute main sur le réseau des bailleurs de fonds du Golfe. Lié depuis longtemps à al-Qaida, ce sont ces derniers qui ont profité des circuits financiers de la mouvance terroriste. Du coup, l’État islamique d’Irak et du Levant, qui avait besoin de Syriens pour élargir son assise, a commencé à recruter auprès d’al-Nosra, tout en faisant venir d’Irak des combattants étrangers, aguerris par des années de combat contre les troupes américaines.
Unis par le même désir de renverser Assad pour imposer ensuite un califat sur la Syrie, les deux factions djihadistes ont finalement fait taire leurs divergences. Aujourd’hui, al-Nosra et l’EIIL s’évitent, les premiers tenant l’Ouest vers Idleb et le Nord vers Alep, ainsi que certaines positions autour de Damas, tandis que la seconde gère l’Est. Mais ses combattants sont devenus très mobiles, comme le montre leur sanglante attaque perpétrée cet été contre des villages alaouites. Une opération qui a mis en lumière la nouvelle capacité d’action de la branche syrienne d’Al-Qaida.
«Leurs combattants ont pénétré dans une dizaine de hameaux alaouites isolés, tuant ou égorgeant 137 femmes, se rappelle un diplomate à Damas. Certes, l’armée a repris la situation en main au bout de deux jours, mais l’exode de la population de ces villages, qui est allée se réfugier à Lattaquieh ou à Tartous, a donné des idées à al-Qaida, qui, depuis, planifie de mener des expéditions punitives identiques dans les petits villages du rif de Hama et de Homs contre la minorité chrétienne ou alaouite», celle du président Bachar el-Assad. Et ce n’est sans doute qu’un début.«Les groupes liés à al-Qaida vont finir par éliminer leurs rivaux», prévient ce diplomate. En fait, la politique d’assassinats ciblés de certains chefs dérangeants a déjà commencé. Au cours des trois dernières semaines, une douzaine de leaders qui refusaient de passer sous le contrôle d’al-Qaida ont été liquidés, au silencieux souvent, comme en Irak durant les années de la guerre civile.
Des factions armées perméables
Mais ces attaques ne se limitent pas seulement aux chefs non islamistes de petits groupuscules. L’une d’entre elles a également permis de tuer l’un des émirs du groupe salafiste Arar al-Sham, Abou Obeida, dans la région d’Idleb. Dans une récente déclaration, un des principaux émirs de l’État islamique d’Irak et du Levant, Abou Mohammed al-Adnani, a d’ailleurs clairement désigné «les ennemis de l’islam»: les «laïcs» et «les islamo-nationalistes».
Soucieux d’éviter les infiltrations, les groupes djihadistes ont commencé de faire le ménage dans leurs rangs. Al-Nosra vient de liquider dix Tunisiens surpris en train de poser des marqueurs à proximité de dépôts d’armes détenus par Nosra. La direction du groupe avait découvert qu’il s’agissait en fait de taupes infiltrées par la CIA pour frapper ce groupe terroriste lors de bombardements qui auraient visé le pouvoir d’Assad.
Une chose est sûre: si les djihadistes ne sont pas les plus nombreux, ce sont de loin les combattants les plus valeureux. «Du nord au sud, en passant par Damas, se rappelle Moktar Lamani, nous avons entendu la même remarque tout au long de notre travail d’enquête: un de leur combattant en vaut dix autres.» Un constat qui pousse de nombreux rebelles à composer avec eux. «Je me souviens de la prise de l’aéroport de Menegh dans le Nord, encerclé pendant des mois par l’ASL, mais sans succès, selon un travailleur humanitaire à Damas. Ils ont fait appel à al-Nosra, qui sont arrivés avec deux voitures piégées bourrées d’explosifs. Et le lendemain, j’ai été choqué de voir le commandant de l’Armée libre, qui combattait au début de la révolte les djihadistes, remercier Abou Jandal, le chef local d’al-Qaida et lui passer la parole dans la vidéo retraçant leurs exploits.» «À la différence de l’Irak et de la Libye, en Syrie, al-Qaida est devenu fort avant la chute du régime», avertit Moktar Lamani, laissant augurer un sombre avenir pour le pays.