A défaut de le convoquer et de le confronter aux avocats de son ex-secrétaire général — mis récemment en liberté provisoire après une détention de près d’une année — qui avaient demandé son audition, le juge d’instruction a préféré transmettre les questions écrites, une mesure prévue par le code de procédure pénale. Pour l’instant, rien n’a filtré sur les réponses du ministre et encore moins sur les questions qui lui ont été posées par le juge. Le ministre, faut-il le rappeler, avait été nommément cité par Mohamed Khelladi, l’ex-directeur des nouveaux projets au niveau de l’Agence nationale des autoroutes, en détention provisoire depuis plus de sept mois. Cité en tant que témoin, cet ancien cadre par qui le scandale a éclaté a impliqué directement Amar Ghoul ainsi que son chef de cabinet et homme de confiance (placé sous contrôle judiciaire), ce qui lui a valu sa fin de fonctions et un dépôt de plainte à son encontre.
Le dossier qu’il avait remis au juge était accablant, ce qui a fait basculer son statut de témoin à celui d’inculpé. Khelladi avait accusé le ministre de recourir à des sous-traitants, en contrepartie de commissions, pour des travaux supplémentaires à des coûts excessifs. Il avait également dévoilé les dessous de contrats illégaux avec certains entrepreneurs proches du MSP (le parti de Amar Ghoul), des pratiques de surfacturation de nombreux marchés de réalisation et des commissions versées par un bureau d’études de l’Ouest directement au ministre. Autant de révélations sur lesquelles le juge pourrait axer son interrogatoire.
Pour ce qui est du dossier Sonatrach, l’instruction n’est toujours pas clôturée alors que l’Inspection générale des finances (IGF) est en train de passer au peigne fin les actes de gestion d’une dizaine de la quarantaine de filiales de la compagnie installées à l’étranger et sur lesquelles pèsent de lourds soupçons d’anomalies, pour ne pas dire de malversations. Parallèlement, le juge d’instruction attend de recevoir l’ensemble des réponses des commissions rogatoires transmises à l’étranger pour expliquer les flux de transfert de fonds de certains inculpés ainsi que la situation des biens qu’ils ont acquis en dehors du pays. L’enquête avance à pas de fourmi et risque, elle aussi, de ne pas se clôturer de sitôt. De nombreuses sources proches du dossier s’interrogent sur les cas de deux personnages importants qui constituent désormais le lien entre le scandale qui a éclaboussé les dirigeants de Sonatrach et celui de l’autoroute Est-Ouest. Il s’agit de Pierre Falcone et Tayeb Kouidri. Deux hommes dont les noms reviennent à chaque fois dans les rapports de l’instruction. Le premier, Pierre Falcone, est né en Algérie en 1954. Détenteur de trois nationalités (française, angolaise et brésilienne), il a géré une des plus grandes entreprises d’exportation d’armes en Afrique et en Amérique latine, avec l’appui des services de renseignements français et la droite française. Il avait la mainmise sur tous les marchés en Algérie où aucune société étrangère ne pouvait décrocher de contrat sans passer par lui et lui verser une commission. Cela a été le cas pour la société chinoise qui aurait raflé de nombreux contrats grâce à son intervention auprès du gouvernement algérien.
Un intermédiaire omniprésent
Parmi les ministres cités comme étant ses proches et alliés se trouvent Ahmed Bedjaoui qu’il a connu et côtoyé lorsqu’il était en poste à l’Unesco, à Paris mais également Chakib Khelil. Mieux, Falcone avait été invité à un conseil interministériel qui devait réunir le ministre des Affaires étrangères, Mohamed Bedjaoui, celui des Finances, Abdellatif Benachenhou, le ministre des Travaux publics, Amar Ghoul et le ministre de l’Energie, Chakib Khelil. Cette réunion était consacrée au débat sur le financement du projet de l’autoroute à ses débuts. Néanmoins, la réunion n’a pu avoir lieu du fait du refus de Chakib Khelil, qui avait exprimé sa crainte de susciter la colère du président Bouteflika. Pourtant, c’est durant le règne de l’ex-ministre de l’Energie que Falcone a obtenu le monopole d’une grande partie des marchés de réalisation des bases de vie au sud du pays et de l’installation des pipes, non pas en tant qu’entreprise, mais en tant qu’intermédiaire qui percevait sa commission sur chaque marché pris par une société étrangère. Négociant pétrolier, toutes les portes lui étaient ouvertes au ministère de l’Energie et à Sonatrach, tout comme d’ailleurs au ministère des Travaux publics. Pourtant, à aucun moment de la procédure, il n’a été concerné ne serait-ce qu’en tant que témoin pour élucider le mystère de son implication dans les affaires Sonatrach ou celle des Travaux publics.
Contrairement à celui-ci, Tayeb Kouidri, natif de Meknès, propriétaire de biens en France et en Suisse où il a sa résidence, a été bel et bien convoqué par le juge. Mais la convocation est restée sans suite. Kouidri avait quitté le territoire national juste après l’arrestation, au moisde septembre 2009, de son ami Mejdoub Chani, un homme d’affaires au centre de ce scandale, pour ne plus revenir à ce jour. Cet expert judiciaire avait été cité dans les rapports d’audition, par Mohamed Khelladi, mais également par Addou Sid Ahmed, homme d’affaires également (en détention provisoire). Le premier l’avait présenté comme «un élément important dans le lobby qui a la mainmise» sur les marchés de réalisation de l’autoroute Est-Ouest que dirigerait, toujours selon Khelladi, Pierre Falcone. Que ce soit devant les officiers de la police judiciaire du Département du renseignement et de sécurité (DRS) ou devant le juge d’instruction, Khelladi n’avait pas changé ses propos, révélant lors de chacune de ses auditions que les commissions versées par la société chinoise Citic, dans le cadre de l’octroi des marchés de l’autoroute Est-Ouest, «étaient partagées entre un groupe d’intervenants dont un certain Kouidri de Chlef». Il avait déclaré que des commissions atteignant 4% du montant des marchés octroyés à la Citic étaient versées à Chani Mejdoub, censé être leur représentant en Algérie (ce dernier est actuellement en détention provisoire) ; 4% à des cadres de la Citic ; 1,2% à un certain Kouidri Tayeb, présenté comme «chargé de mission» du ministère des Travaux publics. Il avait également cité Addou Sid Ahmed, l’homme d’affaires qui servait d’intermédiaire à de nombreuses sociétés étrangères pour leur obtenir des marchés en contrepartie de commissions.
Ce même Addou va plus loin dans ses propos en affirmant, devant les enquêteurs, avoir intervenu dans le contrat de suivi et de contrôle du tronçon Est de l’autoroute au profit de la société italienne Inco, grâce aux «bons offices» du chef de cabinet du ministre des Travaux publics, Ferrache Belkacem, homme de confiance du ministre, inculpé dans le cadre de cette affaire. Addou aurait révélé lui avoir remis 500 000 DA, coût de ses vacances en Turquie, en attendant le versement du reste de sa commission qui devait être défalquée du montant de 300 000 dollars qu’il avait perçu. En fait, Kouidri Tayeb est un richissime homme d’affaires, parent par alliance d’un haut cadre du ministère de la Défense nationale qui avait ses entrées non seulement auprès des deux ministères cités, mais également à la Direction générale de la Sûreté nationale, à l’époque de feu Ali Tounsi, mais également à la cour et au parquet d’Alger.
Toutes ces révélations devraient avoir des explications aussi bien du ministre des Travaux publics que de celui de l’Energie, parti de son département sans aucun bilan. Peut-on croire que la justice puisse aller loin en auditionnant les responsables de ces départements saignés par les actes de corruption et dont seuls les subalternes sont poursuivis ?