«Le dilemme de l’Armée syrienne libre est politique»

Pour Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences-Po, une militarisation excessive de la rébellion la placerait en porte-à-faux.
Jean-Pierre Filiu est professeur à Sciences-Po (Paris), historien, auteur de La Révolution arabe (Fayard, 2011) et d’une Histoire de Gaza, à paraître chez Fayard.

«Le dilemme de l’Armée syrienne libre est politique»
Que représente l’Armée syrienne libre (ASL) ?
L’ASL est, tout comme les «comités de coordination» de la révolution syrienne, une création pragmatique visant à la fois la résistance à la répression et l’inscription du soulèvement dans la durée. Malgré le black-out sur l’information libre imposé par le régime, l’ASL a connu une couverture médiatique relativement importante, car elle a, par ses relations avec les contrebandiers et ses réseaux internes, assuré le transfert et la protection des reporters infiltrés. Ce faisant, elle a essuyé de lourdes pertes : 13 morts lors de la première tentative d’exfiltration d’Edith Bouvier hors de Homs, le 28 février. Le régime a intérêt à grossir l’importance de l’ASL pour discréditer un soulèvement fondamentalement pacifique durant près d’un an. Mais il est possible que la montée en puissance de la guérilla ait pesé dans son acceptation, certes tardive et biaisée, du plan Annan.

Comment est-elle née ?
Ce n’est qu’après trois mois d’intense répression que le noyau fondateur de l’ASL a émergé, en juin 2011, suite à la désertion du lieutenant-colonel Hussein Harmoush et de 150 de ses hommes, dans la région de Jisr al-Choughour. Réfugiés en Turquie, ils sont rejoints le mois suivant par le colonel Riad al-Assaad, qui, au nom d’un Mouvement des officiers libres, prend la tête de cette force. Riad al-Assaad a formellement reconnu l’autorité du Conseil national syrien [CNS, ndlr] en décembre et il continue à diriger l’ASL, même depuis le ralliement, en janvier 2012, du général Moustapha al-Cheikh, pourtant plus gradé que lui. Le bureau militaire, dont le CNS s’est doté en mars pour gérer ces querelles de préséance et de commandement, n’est pas opérationnel.

Que représente-t-elle sur le terrain ?
La plupart des groupes actifs en Syrie ne se réclament que symboliquement de l’ASL. Mais c’est d’elle que dépendent effectivement les trois principaux bataillons insurgés. Il s’agit d’abord du bataillon Harmoush, nommé en mémoire du premier officier dissident, kidnappé par le régime en septembre 2011 et exécuté quatre mois plus tard. Ce bataillon de quelque 150 hommes est actif dans le nord-ouest (Jabal Zawiya). Il y aussi la brigade Khalid al-Walid, du nom du compagnon de Mahomet qui a conquis la Syrie à l’islam en 636 et a été enterré en 642 à Homs. Forte de plus de 3 000 combattants, elle a mené la première offensive antirégime, en septembre 2011, à Rastan [près de Homs]. C’est elle qui était active à Homs, notamment par le biais du bataillon Farouk dans le quartier de Bab Amro. Il y a enfin le bataillon Omari qui compte quelques centaines de combattants, dans la province de Deraa. Il a pris le nom de la principale mosquée de la ville. Des unités insurgées actives à Damas, voire dans la région de Hama, agissent sous la bannière «patriotique» de l’ASL sans en recevoir apparemment ni armes ni instructions. Comme toujours dans la révolution syrienne, l’essentiel est l’ancrage local de commandos agrégés autour de personnalités reconnues. A noter que les unités de l’ASL se sont repliées en bon ordre après les «reconquêtes», pourtant sanglantes, de Homs et d’Idlib en février-mars, ce qui laisse penser que les «victoires» militaires du régime sont tout sauf durables.

Que représentent les groupes salafistes ?
Tout à fait en dehors de l’ASL, la présence de quelques centaines de combattants salafistes, soit en provenance d’Irak, soit du Nord-Liban, et majoritairement syriens, s’est confirmée ces derniers mois. Leur engagement a été une réponse jihadiste à l’intervention au profit du régime syrien de «conseillers» iraniens. Les forces de Bachar al-Assad ont aussi été épaulées par des miliciens chiites, d’abord du Hezbollah libanais (qui s’est désengagé), puis en provenance d’Irak (à mesure que le gouvernement Maliki accentuait son soutien à Damas). On se situe donc bien dans le bras de fer Arabie (sunnite) contre Iran (chiite) et sur un registre confessionnel. Mais il faut souligner combien Bachar al-Assad a «chiitisé» la répression, avant même que ces groupuscules jihadistes ne s’infiltrent. Les déclamations de Zawahiri [actuel chef d’Al-Qaeda, ndlr] et d’«Al- Qaeda central» n’ont pas de fondement, mais sont relayées par le renseignement américain, qui résiste à toute forme d’engagement en Syrie. Il est cependant possible que des combattants (syriens ou irakiens) d’Al-Qaeda en Irak soient actifs sous la bannière du «Front al-Nusra», qui a revendiqué une poignée d’attentats et d’attaques.

Quel est le risque de la montée en force de l’ASL pour la révolution syrienne ?
De manière générale, le dilemme de l’ASL est politique avant d’être militaire : toute affirmation de la dimension armée du soulèvement anti-Bachar, outre le fait qu’elle placerait la révolution syrienne en porte-à-faux vis-à-vis de l’ONU et du plan Annan, ne peut que creuser la fracture confessionnelle. L’ASL vise donc moins à remporter une victoire militaire qu’à élargir les espaces de dissidence intérieure pour saper progressivement les bases du régime. Mais, plus cette transition vers l’après-Bachar dure, plus les groupuscules jihadistes pourront s’engouffrer dans cette brèche. Si l’on prend au pied de la lettre les discours de type russe sur le danger jihadiste, alors il n’y a qu’une conclusion à tirer : accélérer le départ d’Al-Assad. La révolution syrienne, face à un régime qui ne sait qu’ajouter la terreur à la terreur, a pour elle le nombre, l’espace et le temps. La chute de Bachar ne fait donc aucun doute. Mais c’est le visage de la Syrie de demain qui dépendra du degré de militarisation de ce processus de renversement.

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