C’est un homme de l’ombre qui surgit, le 7 novembre 1987, à la une de l’actualité internationale. Il a 51 ans, et il vient de déposer Habib Bourguiba. Autant le père fondateur de la Tunisie, indépendante depuis 1956, était affable, rieur, autant celui qui vient de le déclarer inapte à continuer de diriger le pays est réservé, austère. Pour quelques-uns de ses compatriotes, Zine el-Abidine Ben Ali vient néanmoins d’accomplir un acte de salubrité publique. Bourguiba, célébré, vénéré, adoré pour avoir conduit la Tunisie sur le chemin de la modernité, n’est plus le même depuis quelques années. L’émancipation des femmes dans une société musulmane restera son «chef-d’œuvre». La laïcité, qu’il a su préserver des assauts de l’intégrisme montant alors au Maghreb, est également à mettre à son actif. Il était l’inlassable avocat d’une modernité à l’orientale. Son successeur ne donnera pas la même image.
Le 7 novembre 1987, pour écarter officiellement Bourguiba, Ben Ali fait jouer l’article 57 de la Constitution. Et argue d’un rapport médical signé de plusieurs médecins qui atteste de son incapacité à présider. À la radio nationale, quand il annonce sa prise de pouvoir, le nouveau chef de l’État souligne que «l’époque que nous vivons ne peut plus souffrir ni présidence à vie ni succession automatique à la tête de l’État». L’intention était nouvelle, noble, démocratique. Rassurante même. La suite montrera qu’il y avait loin de la parole aux actes. Pendant plus de vingt-trois ans, c’est en autocrate que Ben Ali va régner sans partage sur la Tunisie. Et il envisageait même, jusqu’à jeudi soir, de se représenter à l’élection présidentielle, en 2014. Pour un sixième mandat. Ce qui aurait nécessité une réforme constitutionnelle.
Né à Hammam Sousse, sur la côte tunisienne, le 3 septembre 1936, Zine el-Abedine Ben Ali est issu d’une famille de onze enfants. Après ses études, il rejoint l’armée. Et entre au parti destourien d’Habib Bourguiba. Sésame qui lui permet de partir pour la France où il obtient un diplôme de Saint-Cyr. Son avenir s’annonce tracé. La sécurité militaire sera son affaire. Il évolue dans divers postes en province et dans des ambassades à l’étranger. En 1980, il est ambassadeur de Tunisie en Pologne, pays en pleine ébullition. Souvenir qui a dû traverser son esprit ces dernières heures. L’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), très active ces dernières semaines dans la contestation du régime de Ben Ali, bien qu’étant syndicat unique, n’est pas sans rappeler Solidarnosc, dont le rôle fut déterminant dans la chute du communisme polonais.
C’est en 1985 que Ben Ali entame une carrière ministérielle, soit deux ans avant de devenir le raïs, l’homme fort de la Tunisie. Bourguiba, qui vient d’affronter des émeutes, le nomme ministre de la Sûreté générale. En mai 1987, il devient premier ministre, poste qu’il cumule avec le portefeuille de l’Intérieur.
Le bâillon ne fera que grandir
C’est donc un homme rompu aux techniques du maintien de l’ordre qui s’installe au palais de Carthage fin 1987. Ce savoir-faire, il le met au service de la lutte contre l’islamisme. La victoire du Front islamique du salut (FIS) aux élections algériennes de 1990 – elles seront finalement annulées – est un coup de tonnerre qui fait redouter à la communauté internationale, notamment à la France, l’ancienne puissance coloniale, la propagation du fondamentalisme à l’ensemble du Maghreb. Les fous d’Allah séviront et sévissent toujours en Algérie. En Tunisie, leur chef s’appelle Rached Ghannouchi (sans lien de parenté avec le président par intérim depuis vendredi). Il menace, mais le pays ne sombrera jamais. Ben Ali veille, frappe, élimine. Et tout le monde lui en est reconnaissant. La grande majorité des Tunisiens, élevés aux valeurs enseignées par Bourguiba. Et les Occidentaux qui voient en lui un rempart bien utile face à l’intégrisme. C’est ainsi que Ben Ali se maintient, gagne ses «lettres de noblesse». Les critiques restent feutrées, tempérées, lointaines.
Ben Ali en profite pour asseoir son despotisme, ne supportant aucune opposition constituée dans son pays. Les dissidents se réfugient à l’étranger où ils multiplient livres, articles, débats qui seront lus et entendus d’un œil vague et d’une oreille distraite. Ben Ali tient la Tunisie, et c’est comme ça. Tout le monde s’en accommode. D’autant que le pays est un tigre de la croissance économique – la meilleure d’Afrique – et un modèle pour l’éducation des jeunes : 98 % des petits Tunisiens vont à l’école, exception remarquable sur le continent. Ingénieurs, avocats, professeurs, entrepreneurs, la Tunisie ne manque de rien. Sauf de la liberté d’expression.
Et le bâillon ne fera que grandir au fur et à mesure que le clan Ben Ali s’imposera dans tous les rouages de l’État. Car le président s’est marié en secondes noces avec une femme que les Tunisiens acceptent de moins en moins au fil des années. Il épouse Leila Trabelsi en 1992. Ils ont ensemble un fils et deux filles. Avec les maris de ces dernières, le clan fait main basse sur le pays, dans les domaines bancaire, politique, médiatique. Les Tunisiens ne supportent pas ceux qu’ils qualifieront bientôt de mafieux. Zine el-Abedine Ben Ali n’a-t-il pas voulu le voir ? Le comprendre ? Sa chute vient pourtant de là. En grande partie.