“Si j’ai une baisse de régime ou une grande sensibilité, je vais ouvrir (l’application) et là je vais voir tout de suite si ça correspond à mon cycle”, explique Marion.
La « MenstruTech », voilà comment la journaliste spécialisée française Lucie Ronfaut a baptisé cette branche de la plus vaste « FemTech », le marché des services technologiques liés à la santé des femmes, qui pourrait peser 50 milliards de dollars en 2025 selon la société Frost & Sullivan.
De quoi attirer des investisseurs tels que Max Levchin, l’un des cofondateurs de PayPal, qui a lancé l’application Glow.
A la sortie de l’application Santé (Health) d’Apple en 2014, le suivi des règles n’était pas prévu. Il a été intégré un an plus tard. Et depuis, les applications ont fleuri.
Certaines proposent essentiellement un calendrier. D’autres consignent la température, ou des observations physiologiques, par exemple des sécrétions vaginales.
Le design varie, tantôt forçant sur le rose, tantôt plus sobre. Tout comme les modèles économiques, allant de l’abonnement à la monétisation des données collectées – dans des conditions plus ou moins transparentes -, suivant l’adage bien connu du monde numérique: « Si c’est gratuit, c’est toi le produit ».
Clue, start-up berlinoise lancée en 2013, revendique une démarche éthique: application de base gratuite avec une déclinaison payante, pas de vente de données à des annonceurs, collaboration avec des universités.
Clue revendique plus de 12 millions d’utilisatrices, qui « ont tendance à valoriser l’image scientifique de l’application”, explique Marion Coville, sociologue et maître de conférences à l’IAE de Poitiers.
Mais “il y a des risques que la recherche (rendue possible par ces données) se concentre sur des femmes entre 18 et 35 ans qui viennent plutôt des pays » économiquement avancés, profil type des utilisatrices de ces applications.
Données sensibles
Agathe Fontenelle, 22 ans, étudiante en droit de la santé à Montpellier, utilise l’application santé d’Apple.
“Que quelqu’un sache que je vais avoir mes règles, ça ne me dérange pas”, explique-t-elle. “Mais je ne veux pas consigner mon activité sexuelle ou le désir d’avoir un enfant, (…) c’est trop intrusif.”
D’autres applications phares disent pouvoir aider à procréer ou contrôler sa fécondité. La française Moonly se présente comme une « méthode de contraception naturelle, écologique et efficace ». Ce qui laisse les professionnels de la santé sceptiques.
L’Agence suédoise des médicaments, alertée par des utilisatrices échaudées de l’application « Natural Cycles », a exigé que soit mieux précisé « le risque de grossesses non désirées dans le mode d’emploi ».
Le magazine 60 millions de consommateurs s’est fendu en janvier dernier d’un avertissement, citant le gynécologue Michaël Grynberg pour lequel consigner sa température avec une application, soit la version 2.0 de la vieille méthode Ogino, est « une très mauvaise méthode de contraception ».
Une étude de médecins allemands menée en 2018 sur 12 applications promettant d’aider à faire un bébé a elle estimé que la grande majorité n’étaient pas « plausibles ».
“C’est un marché plutôt porteur, les femmes enceintes sont des consommatrices: produits pour les enfants, pour la grossesse…”, explique Lucie Ronfaut.
Des enquêtes de presse – du Washington Post ou du Wall Street Journal – ont accusé certaines applications de vendre les informations des utilisatrices à des annonceurs à des fins de ciblage publicitaire, voire de les monnayer auprès d’employeurs…
Des ONG telles que Privacy International ou le collectif brésilien Coding Rights critiquent quant à elles la complexité voire l’opacité des politiques de confidentialité des applications.
“Si des tiers non autorisés accèdent à nos données de santé, on pourrait nous refuser un prêt, une évolution sur le plan professionnel: les risques de discrimination sont accrus”, alerte Nathalie Devillier, professeure en droit du numérique à Grenoble Ecole de Management.
Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) en vigueur en Europe exige un consentement explicite de l’utilisateur. Mais dans les faits, un clic pour les conditions générales d’utilisation peut suffire, sans que les utilisatrices aient « conscience du risque encouru, car ce qu'(elles) veulent, c’est entrer dans le service rapidement”, explique-t-elle.