Comment le Maroc forme les imams de France
Des religieux musulmans ont débuté à Rabat leur formation à l’Institut Mohammed VI. Objectif : enseigner un islam tolérant contre les dérives djihadistes. Reportage exclusif
Rabat, mi-octobre. Dans la salle de classe flambant neuve de l’Institut Mohammed VI, les imams de France sont assis à leurs pupitres. Vêtus pour la plupart d’une djellaba, barbes plus ou moins fournies, ces élèves disciplinés écoutent avec attention leurs professeurs. Ces derniers leur présentent le centre de formation pour imams et mourchidates (guides religieuses qui prennent la parole devant les femmes dans les mosquées), lancé en mars 2015 par le roi du Maroc. Le lendemain, ils passeront devant le jury de la commission pédagogique pour vérifier leurs connaissances religieuses et générales avant de repartir pour Paris. Hormis deux ou trois éléments recalés, tous seront de retour en janvier pour le début proprement dit de leur apprentissage qu’ils devront compléter par la validation de modules dans les universités françaises.
Mohammed Moussaoui, président de l’Union des mosquées de France (UMF), a accompagné le contingent de prêcheurs sélectionnés dans toute la France. Proche du palais, ce professeur d’université franco-marocain, président d’honneur du Conseil français du culte musulman, a suggéré au roi d’accueillir au Maroc les religieux opérant dans les mosquées de l’Hexagone. C’était en juillet 2014, à l’occasion de la fête du trône, cérémonie annuelle où tous les dignitaires du pays renouvellent leur allégeance. Le souverain alaouite a exaucé son vœu. Le roi est le grand architecte de la réforme religieuse initiée pour mettre fin au « laxisme » après les attentats ter-roristes de Casablanca, commis en 2003 par de jeunes kamikazes (45 morts).
Quelque 800 étudiants, issus de six nationalités, sont actuellement en formation à Rabat.
Au Maroc, le roi est le Commandeur des croyants, un statut soufflé par Lyautey, premier résident général du protectorat français au Maroc, et consacré par la Constitution. Il s’appuie sur Ahmed Taoufiq, ministre des Affaires islamiques et des Habous, un portefeuille régalien, pour organiser et contrôler les pratiques religieuses. Cet historien berbère, romancier à ses heures perdues, est un disciple de la Tarîqa boudchichiya, une puissante confrérie soufie. Nommé en novembre 2002, il a remplacé Abdelké-bir Alaoui M’Daghri, salafiste qui a officié pendant 18 ans en s’appuyant sur la doctrine wahhabite, dont il était le zélateur, et les pétrodollars du Golfe. « Pour Ahmed Taoufiq, le Maroc doit partager les valeurs de l’islam modéré et le parasol du Commandeur des croyants. Le pouvoir tend à développer un vrai souverainisme religieux, frappé du sceau d’une expression devenue célèbre : la sécurité spirituelle (amn rouhi) », explique le journaliste marocain Youssef Aït-Akdim dans Jeune Afrique.
En 2005, le roi a créé un programme de formation pour le personnel des mosquées, aujourd’hui abrité à l’Institut Mohammed VI. Objectif : contrer les dérives djihadistes et obscurantistes. A la tête de l’Institut, Abdelsalam Lazaar, un ancien inspecteur d’éducation, veille sur les étudiants. Les élèves sont formés par groupes de même nationalité afin d’avoir plus d’homogénéité et de prendre en compte les mœurs en vigueur dans les pays. « Le dogme Ashaarite, aussi appelé du juste milieu, et la doctrine malékite, prônent la tolérance et la prise en compte des réalités locales », explique le professeur Mohamed Adiouane, conseiller de l’Institut. Les élèves ont des cours d’histoire de leur pays et sont sensibilisés aux problématiques nationales par des formateurs mis à la disposition par les Etats partenaires. Indispensables pour des religieux amenés à prêcher sur les questions de société.
Un premier contingent de 23 imams français d’origine marocaine affiliés à l’UMF a débuté sa formation en mars 2015. Cinquante autres imams et mourchidates les ont rejoints depuis la signature, en septembre, de l’accord de coopération pendant la visite du Président Hollande à Tanger. En cet après-midi d’octobre, un professeur marocain leur enseigne la tradition prophétique, le Hadith (communication orale du prophète) et les moyens de diffuser sa parole. « Les musulmans ont beaucoup de travail devant eux par rapport à l’organisation et à la formation des imams, explique Youssef Afif, de la Grande mosquée Mohammed VI de Saint-Etienne. Une bonne formation, menée par des enseignants chevronnés, ne peut qu’aider à résoudre les problèmes. Le rôle des imams est prépondérant. Ils peuvent accueillir jusqu’à 1 500 fidèles le vendredi, jour de la grande prière. Ces derniers ont une écoute active de 20 minutes lors du prêche. »
La France compte plus de 5 millions de citoyens de culture musulmane, dont 2 millions de croyants pratiquants, 2 500 mosquées et presque autant d’imams. L’Elysée et le ministère de l’Intérieur ne sont plus insensibles au rôle des prédicateurs, même si l’organisation du culte s’avère difficile, tiraillée qu’elle est entre différentes influences (Algérie, Turquie, Maroc). L’ambassadeur de France au Maroc, un conseiller de Laurent Fabius et le chef du bureau du culte musulman du ministère de l’Intérieur se sont rendus récemment à l’Institut. Son directeur a même accueilli Nicolas Hulot, l’envoyé spécial de François Hollande pour le climat. Pour le présentateur d’Ushuaïa, les hommes de foi peuvent faire avancer la cause de l’environnement.
A Rabat, les religieux français côtoient des étudiants de plusieurs autres nationalités (Mali, Guinée, Côte d’Ivoire, Tunisie et Maroc). Quelque 800 élèves, répartis par pavillons natio-naux, vivent sur le site. Les mourchidates ont leur propre bâtiment. La vie quotidienne s’organise autour des cinq prières de la journée. Au programme : un enseignement religieux, des cours d’arabe, de géographie, de sciences humaines et de droits de l’Homme, à raison d’une trentaine d’heures par semaine. Cette formation est complétée par des ateliers techniques (agriculture, électricité, couture, informatique) pour leur permettre d’exercer un métier. Ce sont les cadres de l’Office marocain de la formation professionnelle et de la promotion du travail (OFPPT) qui dispensent cet enseignement.
La formation des mourchidates ne s’arrête pas aux questions religieuses : cours de langues, d’agriculture ou d’informatique sont également dispensés aux élèves.
Nourris, blanchis et logés sur place, les étudiants reçoivent une bourse de 2 000 dirhams (200 euros) par mois, un salaire aligné sur la grille de l’administration marocaine. Ils participent à la vie collective. Chaque semaine, une nation est chargée des activités liées à la mosquée (appel à la prière, conduite des 5 prières, prêche du vendredi et leçons de guidance religieuse). L’ouverture sur l’autre est poussée jusque dans la confection des repas servis dans deux grands réfectoires, les Africains préparant, de temps à autre, des plats nationaux.
Une âme saine s’épanouissant davantage dans un corps sain, les dirigeants de l’Institut ont mis à disposition des élèves une salle de musculation, des terrains de foot et de basket. Ils disposent aussi d’une grande bibliothèque en cours d’achalandage. Des livres sur les sciences du Coran, la parole prophétique, les méthodes de prêche, le rite malékite, la jurisprudence islamique, des biographies de Mahomet y côtoient des ouvrages plus généraux sur les sciences humaines et l’histoire de l’art. Les étudiants pourront aussi prochainement se rendre au Centre royal de l’histoire du Maroc, édifice en construction attenant à l’Institut.
Rôle pacificateur. Pour le royaume, l’Institut est un formidable outil de diplomatie religieuse. Plusieurs chefs d’Etat africains ont tout de suite vu les bénéfices qu’ils pouvaient en tirer. Alpha Condé (Guinée), Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire) et Ibrahim Boubacar Keïta (Mali) y envoient déjà leurs religieux. « Notre Président a constaté les dérives de l’islam au nord du pays, explique Mamadou Issa Coulibaly, représentant du ministère malien des Affaires religieuses. Il souhaite transposer un modèle religieux qui bannisse le terrorisme, le radicalisme, le fanatisme et l’intégrisme ». Environ 500 imams maliens seront formés à Rabat sur les cinq prochaines années. Des imams qui, une fois revenus au pays, seront chargés de transmettre leurs savoirs aux imams nationaux et de diffuser la bonne parole lors de conférences. En Côte d’Ivoire, c’est le Conseil supérieur des imams qui a trié les élèves, en lien avec les autorités. « Si nous avions eu une formation solide et de bons imams, nous aurions certainement pu éviter cette longue crise politique et militaire dans notre pays », indique l’Ivoirien Abdelhadi Touré.
Châle coloré sur la tête, Amina Sylla est secrétaire religieuse à la Direction des affaires religieuses de Guinée. Elle est venue à Rabat pour chaperonner 19 mourchidates. Pour le Maroc comme pour la Guinée, la femme et mère de famille a un rôle important à jouer, notamment auprès des enfants, pour éviter les dérives idéologiques menant à la radicalisation et au terrorisme. « La formation est extraordinaire, conclut Amina Sylla. Les mourchidates y apprennent le rôle de la femme dans la vie musulmane, l’informatique, la couture, le français… Elles repartiront avec un métier et seront en mesure de jouer un rôle de pacificatrices dans le pays ». Un islam éclairé au service de la société.
Pascal Airault