Alassane Ouattara avait annoncé son intention de prendre rapidement ses fonctions au palais présidentiel d’Abidjan. Il devra attendre plusieurs semaines, pour des raisons de sécurité. Dans un ultime geste de défi, les derniers fidèles de son rival, Laurent Gbagbo, ont miné le bâtiment. Le nouveau président ne bénéficiera pas, non plus, d’un état de grâce, cette période de cent jours durant laquelle l’opinion fait généralement preuve d’indulgence envers ses nouveaux dirigeants. « Le prochain mois sera décisif, confirme l’un de ses alliés. Il faut absolument qu’il rétablisse l’ordre, sans quoi je ne donne pas cher de son avenir à la tête de l’État. »
Après deux semaines de combats violents, les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI, pro-Ouattara) ont pris le contrôle de tout le territoire et capturé Laurent Gbagbo, le 11 avril. Composées essentiellement d’anciens rebelles, elles se paient aujourd’hui sur la bête comme l’avaient fait les miliciens du camp adverse avant elles. Des pillages qui sont aussi le fait du « commando invisible », des jeunes désœuvrés des quartiers nord de la ville et des prisonniers de la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca) récemment évadés. « C’est le sac de Rome, déplore Omar, un habitant du quartier de La Riviera, dans le nord d’Abidjan. Ils s’emparent des voitures, entrent dans toutes les maisons et emportent téléphones, appareils électroménagers, et parfois même des lavabos. » Les FRCI ratissent également tous les quartiers pour traquer les derniers partisans de Gbagbo et découvrir leurs caches d’armes, qui sont nombreuses.
Ces opérations donnent lieu à de multiples exactions. La terreur a changé de camp. Les militants du Front populaire ivoirien (FPI, le parti du président sortant) vivent la peur au ventre. « Je suis traqué et menacé de mort, témoigne l’un deux. Mon domicile a été entièrement pillé, saccagé et brûlé. Je suis en ce moment chez des collègues qui ont bien voulu me cacher. Je ne sais pas comment sortir du pays. » De nombreux cadres du FPI sont prêts à tourner la page, mais veulent des garanties de sécurité. Certains fonctionnaires de police qui ont tenté de reprendre le travail ont été victimes d’exactions commises par des pilleurs.
Patrouilles mixtes
Selon les ONG présentes en Côte d’Ivoire, la guerre aurait déjà fait près de mille morts, dont la moitié à Abidjan. Chaque jour, on découvre des cadavres aux quatre coins de la ville. Pour arrêter l’hémorragie, Alassane Ouattara et Guillaume Soro, son Premier ministre, menacent de punir tous les auteurs de « crimes ». Ils travaillent aussi à la sécurisation du pays avec les principales figures de l’armée – dont Philippe Mangou, le chef d’état-major –, qui, le 12 avril, ont fait allégeance au nouveau président devant les caméras de la télévision nationale. Ce dernier ne leur a pas laissé de répit : il leur a demandé de faire des propositions dès le lendemain matin. L’objectif est d’obtenir le redéploiement rapide des forces de police et de gendarmerie et d’organiser des patrouilles mixtes avec des forces impartiales. « Le maintien de l’ordre est une priorité pour remettre le pays en marche, réparer les routes, faire fonctionner l’électricité, rouvrir les banques », explique le chef de l’État. En attendant, les équipes de la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE) et de la Société de distribution d’eau de la Côte d’Ivoire (Sodeci) font appel à l’Onuci et à la force française Licorne pour faire le diagnostic des installations et remettre les réseaux en service. « Tous nos agents vont reprendre progressivement leur poste », indique Eugène Zadi, directeur général adjoint à la CIE.
Bouchées doubles
Il n’empêche : après cinq mois de crise postélectorale, l’économie est au bord de l’asphyxie. Le port d’Abidjan est désert ; la ligne de chemin de fer qui relie la capitale économique à Ouagadougou, au Burkina, est à l’arrêt ; la plupart des entreprises ont été pillées et leurs patrons se terrent en ville ou se sont exilés. Les banques ne fonctionnent plus. L’aide humanitaire arrive au compte-goutte, quand elle n’est pas détournée. Plus de 1 million de personnes ont fui les combats et quelque 100 000 habitants de l’Ouest ont trouvé refuge au Liberia.
« Nous mettons les bouchées doubles pour reprendre nos activités », indique Dominique Lafont, directeur général de Bolloré Africa Logistics. Le premier navire de l’armateur CMA CGM, en provenance de Dakar, était attendu le 16 avril. Quant au personnel de la Sitarail, il nettoie les voies. La réouverture de la Banque centrale est prévue mardi 26 avril. Un nouveau directeur national de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), Jean-Baptiste Aman Ayayé, devrait prendre rapidement donner un nouveau départ à cet établissement dont les coffres ont été pillés par le camp Gbagbo. « J’ai demandé qu’Abidjan soit approvisionné au plus vite en billets pour que les banques commerciales puissent se réalimenter », indique Ouattara. Les établissements privés devront faire l’inventaire des dégâts, qui ont notamment endommagé leurs systèmes électroniques.
Charles Diby Koffi, le ministre de l’Économie et des Finances, est également à pied d’œuvre. Après avoir assisté aux réunions de la zone franc à N’Djamena (Tchad), il s’est rendu du 14 au 17 avril à Washington pour assister aux Assemblées de printemps des institutions de Bretton Woods. Robert Zoellick, le président la Banque mondiale (BM), et Dominique Strauss-Kahn, le directeur général du Fonds monétaire international (FMI), ont promis un soutien d’urgence (100 millions de dollars pour la BM). La France accorde quant à elle une aide de 400 millions d’euros pour régler, entre autres, les arriérés de paiement [Lire ici "A Paris, Charles Diby Koffi détaille son plan pour relancer l’économie ivoirienne"]. D’ici à un an, le pays pourrait bénéficier d’une réduction d’au moins 3 000 milliards de F CFA (4,5 milliards d’euros) de sa dette extérieure, qui est estimée à plus du double. L’Union européenne s’est également engagée à fournir une aide de 200 millions d’euros. Enfin, une grande conférence des bailleurs de fonds pour la reconstruction de la Côte d’Ivoire devrait se tenir à Abidjan d’ici à deux mois.
« Recréer un tissu fraternel »
Mais le plus grand défi auquel le nouveau président est confronté n’est pas tant le redressement de l’économie que celui de la réconciliation. Si le Nord et le Centre lui sont acquis, le Sud et l’Ouest ont voté majoritairement pour Gbagbo. « Il faut recréer un tissu fraternel entre les Ivoiriens, panser les plaies ethnico-religieuses », confiait-il récemment à son ami et ancien patron au FMI, le Français Michel Camdessus. Dans la foulée de l’arrestation des époux Gbagbo, il a demandé à Jacob Zuma, son homologue sud-africain, de l’aider à mettre en place une « commission vérité et réconciliation » s’inspirant de celle qui, sous la présidence de l’archevêque Desmond Tutu, avait été chargée d’enquêter sur les crimes commis durant l’apartheid. À qui la confier ? « Les leaders religieux n’ont pas réussi à faire taire leurs divergences pendant la crise, explique l’un de ses proches. Il serait mieux inspiré de trouver une personnalité consensuelle, comme Seydou Elimane Diarra, l’ancien Premier ministre qui a mené les travaux du Forum de réconciliation en 2000. »
Le chantier est immense et très difficile à mener, Ouattara s’étant de surcroît engagé à ce que la justice soit saisie — et rendue. Depuis la partition du pays, en septembre 2002, les deux camps s’accusent mutuellement d’avoir perpétré des crimes contre les populations civiles. Dernièrement, de nombreuses exactions ont été commises dans l’Ouest, en particulier dans la ville de Duékoué, et à Abidjan. Certes, le président Obama et ses pairs européens ont demandé que toute la lumière soit faite sur ces tueries, mais il y a fort à parier que les forces restées longtemps fidèles à Gbagbo comme les FRCI demanderont des garanties d’impunité. Ouattara prendra-t-il le risque de sanctionner ceux qui l’ont fait roi ?
Le nouveau chef de l’État devra également veiller à la refonte de l’armée, déjà prévue dans les accords de Ouagadougou. En théorie, ce dossier est du ressort du Premier ministre, qui est aussi titulaire du poste de la Défense. Mais est-il encore l’homme de la situation ? « Guillaume Soro vient de mener une guerre et reste le père de la rébellion, assure un proche de l’ancien président Henri Konan Bédié. Il a perdu son crédit de réconciliateur. » Certains verraient bien le général Gaston Ouassenan Koné, un cacique du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), mener cette réforme.
Union nationale
Autre urgence : désarmer ou intégrer les hommes du commando invisible dirigé par Ibrahim Coulibaly (alias « IB »). Le retour sur la scène de l’ex-sergent putschiste déplaît fortement à Soro, même si IB assure vouloir se réconcilier avec ses anciens frères d’armes. En attendant, ses troupes occupent toujours les quartiers d’Abobo et d’Angré, à Abidjan.
Dès la sécurité rétablie, Ouattara devra s’atteler à la mise en place d’un gouvernement d’union nationale qu’il avait promis avant les élections. Il ne devrait pas avoir de difficultés à trouver les candidats dans ses rangs comme dans ceux de ses alliés, et continuera de bénéficier des conseils de son grand frère Bédié, le leader naturel des Baoulés.
Mais qui prendra-t-il au Front populaire ivoirien, dont le président et les vice-présidents sont aux arrêts ou en exil ? Il pourrait se tourner vers Sylvain Miaka Oureto, le secrétaire général de la formation, réputé plus modéré, pour choisir ses ministres. Ou bien Alcide Djédjé, ancien ministre des Affaires étrangères de Gbagbo, réfugié à l’Onuci, qui tente actuellement d’apaiser les esprits des plus radicaux de son camp. Compte tenu des priorités et des difficultés actuelles, les élections législatives devraient être reportées à la fin de l’année. Guillaume Soro, qui devrait alors se porter candidat à la députation et lancer son parti politique, pourrait démissionner de son poste de chef du gouvernement après le scrutin.
D’ici là, les Ivoiriens auront eu le temps de se familiariser avec leur nouveau président, dont le style tranche déjà avec celui de son prédécesseur. Alors que Gbagbo aimait se lever tard, « ADO » enchaîne les réunions avec ses proches collaborateurs dès 8 heures du matin. Méthodique, organisé, travailleur, il donne les grandes lignes, aime déléguer, mais suit de près les dossiers. « Il a toutes les qualités d’un grand commis de l’État, précise un diplomate ouest-africain. On pouvait autrefois lui reprocher son manque de sens politique, mais la crise ivoirienne de ces dix dernières années a fait de lui un redoutable stratège. »