Ces pasionarias françaises de Daech
Au moins 140 Françaises ont rallié la cause islamiste en Syrie. Rien ne semble les décourager : ni la vie quotidienne sous les bombes ni les absences de leurs maris partis au combat. Les plus fanatiques les incitent même à mourir en « martyrs ». La vague actuelle des retours en France ne concerne pas ces recrues zélées de l’État islamique.
« Je veux rentrer chez moi », lance Nadia, 16 ans, en se réveillant d’une anesthésie à Paris. Ses parents, qui ont convaincu leur fille de revenir se faire opérer en France, hésitent. « Chez moi »…? Traduire « en Syrie ». Plus tard, on tente de convaincre l’adolescente de rester dans son pays et de tirer un trait sur les atrocités de Daech. « Là-bas, ils ont mis ton mari (français lui aussi) sur la liste des prochains martyrs. »Nadia réplique : « Il s’y est repris à quatre fois avant d’être accepté comme martyr (…). Je l’aurais quitté s’il n’avait pas réussi ! » (2) Remise sur pied, Nadia a réussi à repartir en Syrie…
« La mode, c’est la ceinture d’explosifs »
« Il ne faut pas avoir une vision trop indulgente des femmes. Bien loin de n’être que des victimes, elles jouent souvent un rôle moteur. Ce sont des diablesses sur les réseaux sociaux et de véritables commissaires politiques en Syrie », note l’universitaire et spécialiste de l’islam contemporain Jean-Pierre Filiu. Depuis sa proclamation en juin 2014, l’État islamique a développé et affiné sa stratégie en direction des femmes occidentales. Pour Jean-Pierre Filiu, « l’objectif est de “fixer” les volontaires étrangers, d’éviter qu’ils désertent. Comme il n’est pas question de les marier à des Syriennes tant cela leur attirerait les foudres des tribus traditionnelles, ils font venir des Européennes ou des Maghrébines ».
Tout est prévu dans un État islamique à l’adminis-tration et à la communication bien huilées. Des recru-teurs sont appointés puis le « bureau des mariages » s’occupe des formalités, un fonds social pourvoit aux frais du voyage et, sur place, les nouvelles venues perçoivent un « salaire », qui peut atteindre 300 à 400 euros, indépendamment de la solde de leurs époux. Bien sûr, à l’arrivée, quelques déceptions les attendent.« Leur “Che Guevara”, vu en photo arborant sa kalachnikov, est en fait un type violent, hirsute et qui sent mauvais. Parfois, il est déjà mort. Dans ce cas, la femme est aussitôt mariée à un autre combattant. Depuis les bombardements de la coalition et les pertes de l’EI, certaines ont déjà changé quatre fois de mari ! », raconte l’islamologue Mathieu Guidère (3). Selon l’enquête menée par ce spécialiste au Caire, à Tunis et au Maroc, quelque 800 « unions » ont ainsi été conclues en six mois. Dans la vulgate djihadiste, qui dit s’appuyer sur l’exemple de Mahomet quittant La Mecque pour Médine, l’émigration en terre d’islam, la « hijra », se pratique en famille.
Aux femmes célibataires est réservé le « Maqar », vaste maison fermée à la frontière turco-syrienne, placée sous le contrôle de l’EI et surveillée par l’un de ses émirs. « Des femmes du monde entier y sont parquées dans des conditions très précaires. Pas d’eau, ni d’électricité, des épidémies », décrit l’anthropologue Dounia Bouzar qui a recueilli plusieurs témoignages sur cette quasi-prison. Pour en sortir plus vite, certaines préfèrent se marier via Skype puisqu’il est hors de question qu’elles se promènent sans mari ou tuteur. Après quelques semaines, lorsqu’elles ont rejoint Raqqa, Deir ez-Zor ou une autre des bases de l’EI, la vie s’organise. Dans de grands appartements où chaque femme dispose d’une chambre, partage les parties communes pour préparer les repas ou s’occuper des enfants. Pas le palais des Mille et Une Nuits promis mais des conditions décentes.
« Quand je serai au combat, le matin, tu peaufineras ton arabe et, l’après-midi, tu feras ce que tu veux. Soit traîner avec tes sœurs, soit visiter des hôpitaux et des orphelinats pour aider les enfants. »
« Ah bon, j’ai le droit de sortir avec des amies, si aucun homme ne nous accompagne ? », demande ingénument à son prétendant, chef français d’une brigade islamiste, la journaliste Anna Erelle, transformée via Face-book en candidate au djihad pour une enquête (4).
« À la condition que tu te tiennes dignement (…) » « J’aurai beaucoup de sœurs françaises à rencontrer ? »
« Mais plein ! Surtout des Belges et des Françaises. Ce sont les plus nombreuses. J’te jure, elles sont limite pire que nous. La mode pour elles, en ce moment, c’est la ceinture d’explosifs autour de la taille. »
À ses proches, Hayat Boumeddiene, la compagne d’Amedy Coulibaly, partie en Syrie juste avant les attentats de janvier, assurait récemment, selon RTL, passer ses journées à lire le Coran et fréquenter des femmes, contente de « pouvoir vivre sur une terre régie par la loi d’Allah »…
Parmi les Occidentales, les converties ont la cote, souvent plus rigoristes, voire fanatiques, que les jeunes femmes de culture musulmane. Elles viennent grossir les rangs de la Brigade des mœurs féminine que Daech a instaurée à Raqqa. Promptes à réprimer une passante pour une burqa mal ajustée. « L’EI a très bien compris l’utilisation qu’il pouvait faire des Occidentaux en général. À cheval sur le règlement, ils sont déterminés à faire régner la terreur. Ce qui ne plaît pas forcément aux Arabes qui méprisent souvent ces mohajirouns (combattants étrangers) », explique Mathieu Guidère. Des Occiden-taux qui n’hésitent pas à demander à l’EI de prendre en compte leur spécificité. Ainsi une école anglophone a-t-elle été créée. Un établissement francophone aurait été réclamé, sans suite pour le moment.
« L’État islamique a très bien su donner un cadre à la “hijra”, l’appuyant sur des bases théologiques mais in-sistant aussi sur la mission de peuplement de ses recrues. On y forme des colonies communautaires, quasiment sur le modèle des kibboutz. Les enfants sont éduqués ensemble, les fêtes célébrées en commun », poursuit l’islamologue. La conviction d’être des pionnières, enrôlées sous la bannière de Daech, permet à ces femmes de supporter une vie quotidienne éprouvante, très loin des litanies à l’eau de rose que leur débitaient leurs recruteurs. Le fanatisme se charge du reste pour celles qui, comme le constate Dounia Bou-zar, « n’ont plus de freins moraux. Déshumanisées au point que la torture, les meurtres, auxquels elles assistent parfois, sont rangés au rayon des dommages de guerre… La mort ne les effraie pas, ni la leur, ni celle des autres ». Or, selon la spécialiste du « désendoctrine-ment » des Français attirés par les sirènes du djihad, ils sont de plus en plus nombreux à être « daechisés », c’est-à-dire à vouloir exterminer tous les mécréants et les apostats, loin des pseudo-projets humanitaires invoqués lors des premières vagues de départ.
Mariées à partir de 14 ans
Au milieu de cette exaltation, les faibles, les hésitants ou les fortes têtes sont traqués. Au plus petit écart, la punition tombe. Une gifle commence par remettre en place celle qui oserait regarder un homme droit dans les yeux. À la prochaine sanction, c’est la prison pour femmes de Daech. Les déçues se font insulter. Manifester à leurs proches leur désir de rentrer en France est quasi impossible. Les téléphones sont confisqués et les connexions Internet surveillées par les « sœurs ». Reste quelques subterfuges comme celui d’envoyer des messages codés, dans un sabir franco-arabe, hermétique aux censeurs islamistes.
Un avocat de plusieurs ex-djihadistes a été contacté par de jeunes Françaises aujourd’hui en Syrie : « Elles n’en peuvent plus. Leurs maris partent au combat pendant des semaines, les bombes tombent jusqu’à trois fois par jour. Elles craignent pour la sécurité de leur bébé. » Des enfants qui, quand bien même leur mère réussirait à passer en Turquie, auraient pour seul viatique un certificat de naissance estampillé État islamique…
Depuis plus d’un an, trois Françaises seulement sont revenues de Syrie. « Venez à trois copines », encouragent de leur côté les recruteurs de Daech. « Ici, les femmes doivent se marier à partir de 14 ans. C’est un métier de mettre en contact les Européennes venues chercher un mari. Elles attendent dans un hôtel qu’on leur présente des frères moudjahidins célibataires », écrivait l’émir Bilel à « Mélanie », l’alias sur Internet de la reporter Anna Erelle qui lui proposait de le rejoindre avec une amie mineure. « Quelle vienne, Yas-mine, je lui trouverai un bon frère qui s’occupera bien d’elle », lançait Bilel du tac au tac avant de souhaiter à celle qu’il pensait avoir séduite via Internet, à plus de 4 000 kilomètres de distance, « Inch’Allah… Bonne nuit, mon bébé ».
(1) le Levant ou la Grande Syrie. (2) Témoignage cité dans « Comment sortir de l’emprise “djihadiste” ? » de Dounia Bouzar, Éditions de l’Atelier, à paraître le 13 mai. (3) Auteur de « Terreur : la nouvelle ère », Autrement, mai 2015. (4) « Dans la peau d’une djihadiste », Robert Laffont, janvier 2015.