Les quatre piliers de la nationalité
Le 8 mars 1872, juste après la victoire de la Prusse face à la France dans la guerre de 1870-1871, Francis Lieber, professeur à l’université Columbia (New York) d’origine prussienne, écrit à son ami Charles Sumner, sénateur antiesclavagiste depuis longtemps francophile :
« J’ai reçu de Berlin un appel à collecter des fonds parmi les Allemands d’Amérique afin de participer à l’édification d’une fondation Bismarck à l’université de Strasbourg… Le gouvernement allemand est à l’évidence très attaché à faire de Strasbourg une université de premier rang, ce qui n’est pas sans signifier quelque chose. Les Français l’ont négligé. Mais ils ont négligé et négligent toujours tout, sauf Paris. J’en reviens à ma vieille question : qu’est-ce qui fait que les Français sont le seul peuple capable de convertir des peuples conquis ? Ceux-ci ne reçoivent aucun bénéfice de la France. Et pourtant, ils parlent pour la France. Ni les Allemands, ni les Anglais, ni les Américains n’y arrivent. Qu’est-ce que c’est ? »
Chaque Etat-nation se réfère à une géographie, à une histoire et au sentiment de partager avec d’autres citoyens – par le lien de nationalité – un destin commun. Mais ces traits communs glorifiés conduisent souvent au nationalisme le plus absurde. Quelques mois après avoir entendu, le 25 juin 1940, le maréchal Pétain invoquer la terre définie comme "la patrie elle-même" qui "ne ment pas", des Français envoyés au service du travail obligatoire (STO) découvrent avec surprise en passant les frontières de la Belgique, puis de l’Allemagne, que "c’est toujours la même terre, des arbres, des vaches, des labours, des rivières – aucun signe, aucune rupture -, on glisse", ou que des paysages de l’Allemagne sont "semblables à ceux de la Dordogne" (Patrice Arnaud).
Les traits communs à tous les Etats-nations ne disent pas les valeurs et les croyances qui, traduites dans des institutions et des conduites, symbolisent la spécificité de chacun. Quatre "piliers" me semblent constituer un code sociopolitique de la France pour les Français et aux yeux du monde. Produits de notre histoire, ils ont résisté à de nombreuses contestations, aux changements de gouvernements, de Constitutions, de régimes politiques. Ils sont autant une référence qu’un programme d’action toujours à réaliser.
D’abord, ce principe d’égalité qui permettait l’identification à la France des habitants des provinces conquises. Transformé et renforcé durant la Révolution, il s’inscrit dans des dispositions importantes du code civil, devenu par sa pérennité la Constitution matérielle de la France. La succession des citoyens est, par exemple, fondée sur l’égalité des enfants – mâles et femelles. Tocqueville y voyait la base de la démocratie. Puis la langue française, langue de l’Etat depuis 1539, a été un instrument d’unification culturelle du royaume de France puis de la République. Outil d’émancipation et de débats, de l’école pour tous, son statut au coeur de la République des lettres donne à la culture et à l’intellectuel en France une place sans pareille.
Ensuite, la mémoire positive de la Révolution que nous partageons avec les Américains mais qu’aucun autre peuple d’Europe ne possède. Ni l’Italie, ni l’Espagne, ni l’Angleterre, ni l’Allemagne. Malgré la Terreur et d’autres excès, elle reste une référence qui se traduit par une approche positive des mobilisations de masse. La laïcité enfin, repose depuis 1905 sur trois principes : la liberté de conscience, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et le libre exercice de tous les cultes. Elle s’est imposée depuis 1945 comme la référence commune de croyants de plus en plus divers et d’athées ou d’agnostiques de plus en plus nombreux.
Forces et facteurs d’unification et de transformation, ces piliers représentent l’indifférenciation – l’assimilation – à laquelle chacun aspire dans certaines situations autant que le respect de sa particularité dans d’autres. Et ces piliers ont suscité d’autant plus l’adhésion qu’ils ont souvent été mis en oeuvre dans la reconnaissance de cette diversité des Français, dans un équilibre qui leur offre la possibilité de circuler entre des identités composées.
L’égalité des droits a été sous l’Ancien Régime attribuée dans le respect de la diversité culturelle des provinces rattachées au Royaume de France. Les habitants d’Alsace, de Flandre ou du Roussillon usèrent de ces droits pour défendre leurs intérêts dans des conflits entre particuliers. Mais ils finirent par leur "coller à la peau" et devenir un élément central de leur identification à la France (Peter Sahlins).
Plus tard, sous la IIIe République, l’école "s’ingénie à nous rendre tous pareils" (Mona Ozouf), mais l’enseignement du français s’accommode de la magnification des petites patries et de l’usage de la langue régionale, parfois même qualifiée de maternelle (Jean-François Chanet). La loi de 1905 permet au judaïsme et au protestantisme de développer une nouvelle diversité, indépendante des anciennes structures officielles. Après 1918, l’Alsace-Moselle conserve son ancien statut et un compromis est trouvé avec le Vatican. Après 1945, la question de l’école privée est résolue.
Cette même approche d’assimilation juridique et d’acceptation de la diversité est adoptée lorsque la France devient à la fin du XIXe siècle un pays d’immigration. Par souci d’égalité, les enfants d’immigrés acquièrent la nationalité française, automatiquement. Mais la double nationalité est aussi acceptée. Pourtant, le débat a lieu en 1922. Des Allemands installés en Alsace avant 1914 peuvent ainsi devenir français et rester allemands. Le Parlement considère que l’on doit "admettre, jusqu’à preuve du contraire, qu’une personne ayant acquis la nationalité française n’est point suspecte et dangereuse par le seul fait qu’elle conserve des intérêts moraux et pécuniaires dans le pays qu’elle a quitté". Les dirigeants de la France connaissaient ses principes unificateurs et avaient appris à les appliquer avec souplesse et pragmatisme. C’est cet esprit qui fait défaut aujourd’hui.
*Un prétexte souvent invoqué est la nouveauté du temps présent qui serait celui de "l’ébranlement de notre identité historique" d’Etat-nation, de la confusion entre mémoire et histoire, de l’émergence des identités de groupe (Pierre Nora) ou de la présence de populations immigrées qui refuseraient de s’intégrer. Nous vivons, il est vrai, une mondialisation sans précédent des échanges, tandis que la France est devenue le pays d’Europe au plus grand nombre de bouddhistes, de juifs mais surtout de musulmans, d’athées ou d’agnostiques.
Cette globalisation du monde aurait pu sonner la fin des valeurs nationales, lesquelles ne sont, après tout, des constructions sociales durables que parce qu’on les pratique et parce qu’on y croit. Or, dans cette France de plus en plus diverse, l’adhésion au principe de la laïcité est par exemple très élevée et le sentiment d’appartenance à une même nation plus fort que partout ailleurs en Europe.
Au printemps 2006, quelques mois après les émeutes de l’automne 2005, deux ans après l’interdiction des signes religieux ostensibles dans les écoles publiques, l’enquête d’un think tank américain, le Pew Research Center, fait ainsi apparaître qu’au Royaume-Uni, seuls 7 % des musulmans britanniques se sentent d’abord britanniques (alors que 82 % se sentent d’abord musulmans). En France, 42 % des musulmans se sentent d’abord français contre 46 % d’abord musulmans, dans un pays où la moitié des musulmans ne sont pas de nationalité française. C’est en France que le degré d’opinion favorable des chrétiens et des musulmans vis-à-vis les uns des autres est le plus élevé. Et c’est le seul pays d’Europe où les musulmans ont en majorité – 74 % – une opinion favorable des juifs. Ces résultats sont confirmés un an plus tard par une enquête Financial Times-Louis Harris, menée aux Etats-Unis et dans les cinq plus grands pays européens : la France est le seul pays dans lequel une majorité (69 %) dit avoir un ou plusieurs amis musulmans (contre 38 % des Britanniques et 28 % des Américains).
Il ne s’agit pas de nier ici les tensions. Elles proviennent d’abord du refus – très minoritaire – de l’intégration que l’on peut appeler "communautarisme" lorsque la primeur est donnée aux lois d’un groupe sur celles de la République. Mais les frictions sont plus nombreuses et "normales" dès lors que de nouveaux arrivants dans un pays sont confrontés à une culture ou une histoire qui ne sont pas tout à fait les leurs. Ils doivent s’y adapter, parfois ils réclament une reconnaissance culturelle. Mais les valeurs de notre République sont universelles et par là même attractives. Elles provoquent une quête légitime d’égalité de traitement qui oblige parfois à des ajustements qui doivent combiner tradition, égalité et diversité.
C’est ce type de démarche qu’a eu en 2003 la commission Stasi en matière de laïcité : d’un côté l’interdiction des signes religieux ostensibles dans l’espace particulier de l’école, là où leur instrumentalisation troublait la liberté de conscience d’autrui ; de l’autre, l’attribution à l’islam des mêmes droits qu’aux autres religions (création d’aumôneries dans l’armée, les prisons ou les hôpitaux, projet d’un jour férié au choix pour toutes les religions).
Le même type de travail d’inclusion dans notre mémoire nationale a été réclamé par nos compatriotes d’outre-mer. Arrivés en métropole à la fin des années 1950, ils furent surpris de constater que la citoyenneté française n’était pas une garantie contre le racisme et les discriminations et que l’histoire dont ils étaient issus n’y était ni connue ni enseignée. La loi Taubira est venue en 2001 rappeler que l’esclavage était un crime contre l’humanité.
Or, depuis 2007, les choix effectués au plus haut niveau de l’Etat brouillent tout et accentuent les tensions : ce fut la remise en cause directe de certains piliers de notre République puis, devant l’échec, le choix d’y semer, par une application rétrécie, la confusion. En matière de laïcité par exemple, Nicolas Sarkozy s’est d’abord excusé auprès du pape de la loi de 1905, puis a loué le prêtre ou le croyant au détriment de l’instituteur ou de l’athée, à rebours de la neutralité imposée dans l’Etat et du respect égal de toutes les options spirituelles. L’ampleur des réactions lui fit faire machine arrière. Depuis, au lieu d’appliquer avec intelligence les principes de la laïcité, il conduit un combat public contre la burqa. C’est une prison mobile qui choque. Mais son interdiction dans la rue sera au mieux inapplicable, au pire elle favorisera les intégristes qu’elle est censée combattre s’ils l’emportent devant la Cour européenne des droits de l’homme. Le gouvernement le sait. Qu’importe si de nombreux citoyens de culture musulmane, en permanence dans l’obligation de se justifier et d’exprimer leur distance à l’égard de pratiques extrêmes, ressentent un malaise. Il a choisi de maintenir ce sujet au centre de l’attention publique parce qu’il lui vaut le soutien de la majorité de l’opinion.
Le soupçon de présence illégitime est instillé à l’encontre de nos compatriotes d’origine africaine ou méditerranéenne par des mesures qui se succèdent : au fondement de la création du ministère de l’immigration et de l’identité nationale ou de la volonté présidentielle heureusement censurée de sélectionner les immigrés selon l’origine géographique, il s’est illustré par les restrictions annoncées en matière de nationalité aux "Français d’origine étrangère".
Ce soupçon d’usurpation pèse aussi sur la loi Taubira, qui ne cesse de devoir se justifier d’exister. Pourtant, l’abolition de l’esclavage fait partie d’une histoire partagée : elle a été conquise par les esclaves mais aussi par la mobilisation des philanthropes et des abolitionnistes. Elle nous unit autour de la République qui, dès 1848, a reconnu l’esclavage comme crime de "lèse-humanité" et l’a puni comme tel. Pour la colonisation, le travail de mémoire et d’histoire partagées, plus complexe, reste à faire. Mais on n’est plus au temps de Renan, quand l’oubli des divisions passées était considéré comme nécessaire à la construction de la nation. Des citoyens adultes peuvent être confrontés à des interprétations différentes de l’histoire nationale sans perdre le sentiment d’appartenir au même projet, bien au contraire.
La France n’a pas à craindre des identifications à une région, au pays d’origine ou à une religion : elles se composent le plus souvent avec l’appartenance à la nation et l’adhésion à ses valeurs historiques. Le risque est plutôt dans l’exacerbation et la dramatisation des différences, ou dans l’interprétation des demandes de reconnaissance comme des refus d’appartenance.
Rappelons-nous qu’interrogé en 1968 dans la revue Esprit, sur le risque de double allégeance que ferait courir à la nation la solidarité manifestée par les juifs de France à l’égard d’Israël en 1967, Emmanuel Levinas répondait : "Vérité et destin… ne tiennent pas dans les catégories politiques et nationales. Ils ne menacent pas plus l’allégeance à la France que ne la menacent d’autres aventures spirituelles… Etre juif pleinement conscient, chrétien pleinement conscient, c’est toujours se trouver en porte-à-faux dans l’Etre. Vous aussi, ami musulman, mon ennemi sans haine de la guerre des Six-Jours ! Mais c’est à de telles aventures courues par ses citoyens qu’un grand Etat moderne, c’est-à-dire serviteur de l’humanité, doit sa grandeur, son attention au présent et sa présence au monde." Ces valeurs universelles, la tâche des dirigeants du pays est d’abord de les incarner et de les faire vivre.
Patrick Weil est docteur en sciences politiques et directeur de recherche au CNRS, et travaille sur l’histoire de l’immigration en France. Il a participé en 2003à la commission Stasi sur la laïcité et a été membre du Haut Conseil à l’intégration. Il a publié "La France et ses étrangers" (Calmann-Lévy, 1991) et "Qu’est-ce qu’être français ?" (Grasset, 2002).