Le corps de Muammar al-Kadhafi gît dans une chambre froide d’un marché du sud de Misrata. Il est posé sur un matelas jaune taché de sang. Son cadavre est couvert d’ecchymoses et de griffures. Il a un trou noir au milieu du front. Son flanc est creusé d’une plaie mal refermée. Une empreinte de chaussure reste incrustée sur son torse nu. Même ses pieds et ses chevilles, qui dépassent d’un pantalon bouffant, sont parsemés de bleus et de taches de sang.
Muammar al-Kadhafi est mort, et les Misratais veulent voir son cadavre mal lavé. Dès l’annonce, jeudi après-midi, de son transfert dans la ville, ils se sont lancés dans un jeu de piste macabre, allant de l’hôpital à des maisons de banlieue avant de revenir sur la place centrale, espérant que le corps du dictateur y serait exhibé. La rumeur était fausse, la dépouille de Kadhafi avait été emmenée au nord de la ville avant d’arriver, vendredi à 3 heures du matin, dans la chambre froide, au fond d’une ruelle bordée d’échoppes fermées, derrière un manège. Des caisses de munitions et des cageots sont encore entassés sur les trottoirs, entre des mitrailleuses lourdes et des carcasses de tanks. «Normalement, son corps devrait être à la morgue de l’hôpital, mais nous n’aurions pas pu gérer la foule. Des gens se seraient attaqués à lui. Notre rôle est de le protéger avant de l’enterrer dans un lieu secret», explique Yacine Hamid, un rebelle de la katiba (brigade) Chohada Square.
Les révolutionnaires se sont moins préoccupés du sort de Mouatassim, fils du Guide, lui aussi tué jeudi à Syrte. Son cadavre est resté visible plusieurs heures dans la nuit de vendredi. Les rebelles l’avaient amené dans une maison d’un faubourg nord, au bout d’une rue poussiéreuse encombrée de dizaines de véhicules. A 23 heures, les Misratais se bousculaient en hurlant à l’entrée de la bâtisse, mal gardée par des révolutionnaires en treillis. Le cadavre de Mouatassim reposait par terre, sur une couverture sale, dans une petite pièce au sol recouvert de cartons éventrés.
Rebelles et civils se succédaient autour de la dépouille en criant, pleurant ou riant. Des adolescents l’enjambaient, cherchant le meilleur angle pour le photographier avec leur téléphone portable. Des mains se collaient sur son visage en dessinant des «V» de la victoire. Des doigts empoignaient sa mâchoire pour l’ouvrir. «Regardez, on lui a arraché une dent pour l’identifier ! Nous voulons être sûrs que c’est bien lui», criait un vieil homme. «Voilà ce que ce qui arrive à ceux qui s’attaquent à Misrata !» hurlait un autre. Intimidé, un enfant d’à peine 3 ans observait en silence le cadavre à demi nu, aux yeux ouverts et à la gorge percée d’un trou rouge.
«Personne n’a abîmé le corps depuis qu’il a été amené ici, assurait, gêné, un proche du propriétaire de la maison, un riche homme d’affaires qui a financé la révolution. Nous voulons que les familles des martyrs puissent le voir pour atténuer leur peine. Il ne s’agit pas de se moquer ou de se venger.» Selon les rebelles, le corps de Mouatassim devait être transféré vendredi après-midi dans la chambre froide où est conservé celui de son père.
Ambulance. S’il reste encore des zones d’ombre, les circonstances de leur mort commençaient, vendredi, à se préciser. D’après Lofty el-Amin, l’un des commandants de la katiba Chahid, présent sur le front ouest de Syrte jeudi matin, les rebelles ont repéré vers 8 heures un convoi d’une trentaine de véhicules s’échappant de Syrte par l’ouest. «Cela nous a intrigués, mais nous n’imaginions absolument pas que Muammar al-Kadhafi puisse en faire partie. Nous avons immédiatement décidé de les prendre en chasse. Leur route était barrée par un autre groupe qui les attendait plus loin», explique-t-il. A 8 h 30 environ, une première frappe de l’Otan vise le convoi, détruisant les véhicules de tête. Celui de Kadhafi, un 4 x 4 Toyota blindé, ainsi que la dizaine de voitures restées à l’arrière, ne sont pas touchés. Tous bifurquent vers une impasse avant de se regrouper à proximité d’un silo. Ils sont ciblés par un deuxième bombardement de l’Otan.
Canalisation. Les rebelles investissent le secteur et arrêtent un premier combattant. «Il nous a dit que Kadhafi était dans le convoi et qu’il était vivant. Je ne l’ai pas cru», explique Lofty el-Amin. Les révolutionnaires continuent de fouiller la zone. Et, soudainement, ils aperçoivent la tête du dictateur déchu sortant d’une canalisation en béton. «Il était en sang, il avait l’air terrorisé. Il répétait "Que se passe-t-il, que se passe-t-il ?" Il avait un revolver à la main, mais il ne s’en est pas servi», raconte le commandant rebelle. Muammar al-Kadhafi est empoigné et jeté sur le capot d’un pick-up. Les thuwar (révolutionnaires) accourent, l’encerclent. Kadhafi tombe, il est relevé et roué de coups. «Tout le monde criait et courait dans tous les sens. C’était une cohue invraisemblable. L’un de nous lui a tiré dessus», assure El-Amin. Selon lui, le dictateur déchu était toutefois encore vivant lorsqu’il a été embarqué dans une ambulance pour rejoindre Misrata. Il serait mort une demi-heure plus tard.
Personne, à Misrata, ne semble se soucier de savoir qui a tiré cette balle dans le front de Kadhafi, ce qui l’a, selon toute vraisemblance, tué. Civils et thuwar continuaient, ce vendredi, à fêter sa mort en klaxonnant et en tirant en l’air. A une dizaine de kilomètres du centre-ville, ceux qui l’ont capturé veillent sur leurs trophées : une chaussure noire, une écharpe beige, un revolver gris et un pistolet doré appartenant au dictateur. Ils ont également récupéré un téléphone satellite. «Une femme a appelé de Syrie», assure un rebelle.
Dans la cour, le pick-up qui a servi à transporter le corps de l’ancien tyran n’a pas été nettoyé. Hilare, un combattant montre des traces rouges sur le pare-brise, le pare-chocs et le capot. «C’est son sang, c’est le sang de Kadhafi», répète-t-il.