Driss Ajbali: « Figures de la presse marocaine » « sont des aquarelles avec de l’encre dilué par mon propre ressenti »

Sociologue avisé de nombreuses problématiques notamment celles de l’immigration*, chroniqueur à la plume à la fois acérée et tendre, ancienne cheville ouvrière du CCME, membre du CCDH, actuellement médiateur de l’Agence Maghreb Arabe Presse, Driss Ajbali vient de publier un livre-document inédit « Figures de la presse marocaine » (Ed MAP) De sa formation de sociologue familier des courants d’idées, il dresse le profil sociologique de 230 journalistes marocains et éclaire leurs parcours d’un nouveau jour. Voici un livre événement que chacun doit avoir dans sa bibliothèque pour s’approcher au plus près de tous ces femmes et ces hommes qui ont fait de la communication au Maroc un art et un métier.

Comment est née l’idée de ce livre sur les figures de la presse marocaine ? Quelle en est la genèse ?

Driss Ajbali: Nommé médiateur de la MAP en 2020, j’ai entamé, avec le management, une réflexion pour développer des outils afin de rendre cette fonction interactive et de permettre aux usagers de l’agence d’avoir les moyens de rentrer en contact avec le médiateur. Bien que contrarié par la crise sanitaire, nous avons conçu un Site du médiateur. Celui-ci est composé de plusieurs rubriques dont une dédiée à rendre hommage à quelques figures du journalisme marocain. D’une rubrique, c’est devenu un projet de livre qui, en avançant, prendra de l’ampleur.

Comment s’est déroulé ce processus colossal de recueil d’information, de traitement et de rédaction ?

Khalil Hachemi Idrissi a parlé d’un travail titanesque. Il a raison. Il a fallu d’abord constituer un corpus de noms. Il y a eu, dans un premier temps, le recensement d’une cinquantaine de de personnages médiatiques. Et puis le corpus ne cessera pas d’être abreuvé jusqu’à atteindre 230 noms. La rédaction de la MAP m’a été fort utile. L’agence est une machine qui recèle des trésors. Sur les 230, il y a les connus et même les stars. Mais, il y a très peu d’informations sur le plus grand nombre. Ensuite, il fallait sculpter, si j’ose dire, chacun avec son angle, question de ne pas sombrer dans l’enfilade des cv. Il fallait pour cela de la matière. Là, j’ai sollicité un certain nombre de journalistes avec qui j’ai évoqué les itinéraires des uns et des autres. Il y a beaucoup d’oralité. Très peu d’écrits. Aujourd’hui, avec un document comme celui-ci, même les écoles de journalisme ont, à leur disposition, un outil et un document didactique.

Ce livre mélange à dessein de nombreuses générations de journalistes marocains. Quel constat avez-vous tiré de ces portraits ?

Dans une introduction, je reviens longuement sur l’évolution de la presse marocaine. J’ai identifié comme une coupe géologique. Elle donne trois âges distincts : De 1959 à 1990, la presse s’est développée autour de personnalités essentiellement politiques. Il y avait pour ainsi dire, une presse partisane et une presse officielle. A partir des années 1990, on assistera au développement d’une presse privée autour de personnalités journalistiques. Dans les années 2000, la presse devint un nouvel Eldorado et un secteur où il était devenu possible de faire « du pognon » avant que le secteur ne connaisse un certain nombre de dérives. Sans compter qu’avec l’avènement des réseaux sociaux, il y a eu comme une explosion de la presse électronique dans laquelle, force est de l’admettre, il y a à boire et à manger.

Mais ce qui est remarquable, c’est l’introduction de la fameuse notion de « presse indépendante » qui, au départ, voulait juste se distinguer de la presse partisane pour ensuite s’affirmer comme un crédo et presque comme une posture idéologique. Elle est devenue elle-même partisane, mais à sa manière. Elle n’avait pas de parti mais avait un parti-pris. Ainsi, il sera instillé dans la presse marocaine une approche mortifère. Il y aura comme une dichotomie entre un camp du bien et un camp du mal. Tous ceux qui fouleront des pieds les fameux « lignes rouges » seront porteurs d’une toge vertueuse boutonnée d’audace et de liberté. Les autres lignes éditoriales seront, le plus souvent, disqualifiées avec l’anathème et parfois des termes infamants. Dans le livre, avec le choix de l’exhaustivité et de la subjectivité, on a décidé de n’exclure personne et de dire chacun avec sa vérité.

 Ces portraits sont souvent brossés avec une touche personnelle. Avez-vous réussi à garder la distance nécessaire entre votre propre perception et l’objet de votre étude ?

Je suis dans le journalisme depuis 30 ans. Mais je ne suis pas un journaliste. Tout au plus un chroniqueur. Je suis un sociologue de formation. Sur les 230, je n’en connais pas 20. Et personnellement moins de dix. C’est là peut-être mon atout maitre. J’ai pris de la distance avec tout le monde. J’ai fait un journalisme de chaise. Un journalisme téléphonique. Un journalisme de bibliothèque. A quelques exceptions près, des amis notamment, je n’ai pris contact avec personne. Ce ne sont pas là des bios autorisées. Ce sont des aquarelles avec de l’encre dilué par mon propre ressenti. Il y a aussi un grand travail sur la titraille avec, à chaque fois, le souci de définir le plus précisément possible ce qui spécifie chacun.

La valeur documentaire d’une telle démarche est incontestable. Avez-vous reçu des échos ou des critiques de la part de la profession ?

Le livre n’était pas encore sorti que des portraits circulaient sur Facebook. Les journalistes qui figurent dans le livre sont visiblement contents de leurs présences dans la galerie et surtout d’être brossés d’une manière intimiste. Il y a les échos de ceux qui sont offensés de ne pas y être. On est déjà en train de les recenser pour corriger cet impair, le plus souvent involontaire. Il y a ceux qui, un peu grognon, ne sont contents de la manière dont ils sont esquissés. Et c’est normal. Les journalistes ne sont pas des petits pois. Ils ne se ressemblent pas tous. Chacun a son propre parcours et sa propre vérité.

Il y a cependant comme une unanimité pour dire que la démarche, inédite dans l’histoire du Maroc et dans le monde arabe, demeure le bienvenu.

Driss Ajbali est l’auteur de deux livres, Violence et immigration (1999) et Ben Laden n’est pas dans l’ascenseur (2002).

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Ce site Web utilise des cookies pour améliorer votre expérience. Nous supposerons que vous êtes d'accord avec cela, mais vous pouvez vous désinscrire si vous le souhaitez. J'accepte Lire la suite