Cinéma – Intégration : une « Fatima » bien inspirée
Depuis vingt cinq ans, le réalisateur Philippe Faucon explore, via le cinéma, la France des marges. Son dernier film, « Fatima », en est une parfaite illustration.
Qui est Fatima, le personnage principal ?
Fatima dépoussière les maisons de ceux qui n’en ont pas le temps. Elle lave leur linge, met de l’ordre dans leurs affaires et si besoin, aide leurs parents impotents à se déplacer. Fatima ne s’arrête jamais. Du moins tant que son dos tient bon et que ses jambes la portent. Pour accumuler un maximum d’heures, elle travaille en horaires décalés. Dans une école, avant que les élèves n’arrivent, et chez des particuliers, juste avant qu’ils ne partent travailler. Dans la banlieue lyonnaise où elle vit depuis des années, Fatima est une dame des avants et des après. Une dame que ses voisins ne voient que quand ils en ont besoin. Comme tant d’autres, venues du Maghreb pour trouver du travail. Inspiré de Prière à la lune (Bachari, 2008), autobiographie au ton poétique de Fatima Elayoubi, Fatima confirme le talent de portraitiste du réalisateur français Philippe Faucon.
Un film dans la droite ligne des oeuvres de Philippe Faucon
Un talent presque aussi silencieux que le personnage éponyme du film, incarné avec force et pudeur par Soria Zéroual. La carrière de Philippe Faucon ne date pourtant pas d’hier. Depuis L’Amour (1987), le cinéaste pose sa caméra dans les marges de la société française. Pour le cinéma – Fatima est son sixième long métrage – autant que pour la télévision. Né en 1958 à Oujda, au Maroc, il s’intéresse souvent à la vie des banlieues. Celle d’une bande de jeunes de Saint-Denis dans son premier film ; d’une lycéenne parisienne incarnée par la lumineuse et elle aussi très discrète Catherine Klein dans les téléfilms Sabine (1992) et Muriel fait le désespoir de ses parents (1994). Celle d’une vieille femme juive dans Dans la vie (2008). Fatima n’est donc pas la première invisible de Philippe Faucon. Elle est sa première mère courage. Philippe Faucon n’a pas pour autant mis de côté sa passion pour l’âge de toutes les transformations : l’adolescence. Si Fatima s’épuise à la tâche, c’est pour ses deux filles. Souad, 15 ans, collégienne révoltée. Et Nesrine, 18 ans, étudiante volontaire qui commence des études de médecine. Jouées par Kenza-Noah Aïche et Zita Hanrot, les deux filles apparaissent aussi souvent à l’écran que Soria Zéroual. Elles sont sa raison d’être. La seule. Filmées en parallèle du quotidien laborieux de leur mère – enfermées dans leurs combats respectifs, rares sont les scènes où elles partagent l’écran – elles prolongent à leur manière la lutte de Fatima. Et sa colère.
Au coeur de la démarche d’intégration, la colère
Dans un cinéma français largement narcissique, cette colère dénote. Elle fait du bien, aussi. Car loin de verser dans le pathos et dans le bon sentiment ; loin aussi de se contenter de transposer platement le réel dans une fiction à la limite du documentaire comme il se fait souvent, Philippe Faucon est fidèle dans Fatima à son sens de l’épure. On pense au Robert Bresson de Mouchette (1967) ou au Maurice Pialat de À nos amours (1983). La dimension politique en plus, bien sûr, qui évoque quant à elle les premiers films de Rabah Ameur-Zamaïche. Qu’ils soient doux ou violents, généreux ou égoïstes, les gestes de Fatima et ses filles se suffisent à eux-mêmes. Complexes, parfois contradictoires, ils sont des gestes qui ouvrent. Qui questionnent. Rares et elliptiques, les dialogues qui les accompagnent ne sont guère plus éclairants. Jamais Fatima et ses filles ne justifient leurs actes : leurs mots sont des cris.
La relégation sociale en situation
Fatima n’est pourtant pas aussi pessimiste que La Désintégration (2012), le précédent film de Philippe Faucon sur le basculement dans l’islamisme de trois jeunes Lillois. Loin de là. Certes, Souad traite sa mère de « cave ». Elle lui balance qu’elle n’est pas « sortie du cul d’une poule en or ». Mais ces insultes témoignent autant d’un sentiment de relégation sociale que de l’amour que porte la jeune fille à sa mère. Lequel est moteur d’intégration pour les deux filles, malgré l’écart culturel qui les sépare de Fatima. Comme ses héroïnes qui oscillent entre courage et désespoir, Philippe Faucon est sur un fil. Quelques mots en plus ; quelques mouvements en trop et Fatima aurait basculé dans le didactisme. Avec autant d’élégance et de justesse que dans Dans la vie, son plus beau film consacré à l’immigration, le réalisateur tient la ligne.
Un rendu authentique avec des comédiennes en devenir
Cette justesse tient pour beaucoup à la fragilité des comédiennes. À leur constant tremblement. Comme Bresson, Philippe Faucon travaille souvent avec des non-professionnels. Il a donné à Catherine Klein son premier rôle et fait de même avec Zita Hanrot, tout juste sortie du Conservatoire National de Paris. Kenza-Noah Aïche était déjà apparue dans un court métrage ; elle fait avec Fatima un pas décisif dans la carrière de comédienne qu’elle compte embrasser. Soria Zéroual, enfin, n’avait jamais approché le milieu du cinéma avant le casting qu’a réalisé Philippe Faucon dans la région lyonnaise. Toutes trois apportent une fraîcheur et une grâce qui font bien plus qu’ancrer le film dans le réel : elles le poétisent, le stylisent sans le simplifier. Entre deux ménages, Fatima écrit. En arabe. Car le français, elle le dit à plusieurs reprises, elle ne l’écrit pas et ne le parle qu’avec difficulté. On entend alors des bribes de Prière à la lune, sous-titrés en français. Magnifiques. Des poèmes sur la douleur des Fatimas. Sur leurs espoirs, aussi. Entre réalisme brut et onirisme, cette prose est l’armature du film. Son fil conducteur. C’est sur elle que débouche le quotidien de Fatima et de ses deux filles. Et sur le français très imagé, plein de néologismes de Souad. Fatima est aussi un film sur la langue. Sur les langues et les rapports qu’elles créent entre les êtres. Car le français ne fait pas que séparer Fatima et sa plus jeune fille : il est aussi le pont fragile qui leur permet d’échanger. Avec maladresse et quiproquos, mais avec l’espoir d’avancer.