Nous sommes dans l’enclave historique du Marais, aux abords du Musée Picasso, chez notre amie Rabiaâ Menouar, propriétaire de la galerie d’art du même nom. Adonis, après les fraternelles accolades, s’emmitonne dans sa chaleureuse nonchalance. Les projets communs s’élaborent sans formalités pesantes. Elisabeth immortalise les fugacités parlantes. La sphère intimiste s’imprègne de l’urbaine atmosphère. S’évanouissent dans la brume les vautours des beaux jours. L’esprit de Victor Hugo hante les alentours. Quand ciel s’obscurcit, son pas lourd résonne dans les ruelles désertes, déplie détour sur détour, aiguille la quête hésitante. Des portiques impénétrables s’ouvrent par enchantement sur cours miraculeuses. Ne voit-on pas, à travers la vitre, les silhouettes empressées d’Alphonse de Lamartine, Prosper Mérimée, Théophile Gautier… se rendre aux communions rituelles du salon rouge ? La maison muséale, Place des Vosges, couve jalousement ses portraits lymphatiques et leurs moirures mouvantes, ses gravures énigmatiques et leurs nébulosités captivantes, ses ubiquités fantomatiques et leurs lueurs poursuivantes. Les tableauxjavascript:void(0) et les bustes ponctuent, en balises voyantes, la présence théurgique de l’icône du romantisme.
Secrètement, je recense les correspondances entre les deux enfants d’Apollon, les convergences entre mystiques révolutionnaires, les concordances entre extatiques visionnaires. Picasso s’expose en symbiose avec Giacometti dans son antre mitoyenne. Par quelle magie l’âme poétique réunit les êtres dans lesquels elle se réincarne ? N’est-ce pas ce que magnifie Victor Hugo dans ses tables tournantes, ses télépathies intrigantes, ses stichomythies hallucinantes ? Gare aux simplifications cartésiennes qui n’y voient qu’artifice divinatoire. Les poètes, convulsés d’énergies indomptables, sont translateurs de l’informulable, convertisseurs de l’indiscernable, intercesseurs de l’insoupçonnable. Leurs œuvres germent, bourgeonnent, fleurissent dans une niche cérébrale insoupçonnable.
Adonis irradie tranquillement son mysticisme chamanique, sa débonnaire éthique, sa douce colère envoilée de sérénité bouddhique. Et cette sagesse dubitative préservée des convictions excessives. Et cette disponibilité réceptive sans réserve spéculative. Et cette fraîcheur imaginative, teintée de malice, qui désarçonne les vaines rhétoriques. Et cette vision panoramique, qui décèle instantanément l’essentiel dans la sophistique. Et cette lucidité sans amertume, qui déploie sa liberté réflexive dans l’intensité créative.
Le poète est rebelle ou n’est pas
Que dire des mystères de l’intuition créative quand l’écriture et la peinture s’envoûtent d’indicible, quand l’invisible se manifeste dans des métaphores immarcescibles ? Les philosophes Blaise Pascal et Henri Bergson, et combien d’autres penseurs contemplatifs, se sont approchés de cette porte impensable sans la franchir. N’en filtrent qu’éclats d’immortalités incompréhensibles. Comment résoudre l’énigme de l’énigme ? L’éruption poétique et artistique, comme l’intuition scientifique et l’illumination philosophique, échappent à l’intelligible. La littérature peut décrire leur surgissement sans percer leur part intangible. L’introspection elle-même s’avère impuissante face aux vagues énergétiques qui la submergent. La muse fécondatrice s’initialise d’ondes indéfinissables. Une liberté fabuleuse s’épanouit dans ce territoire indéterminable. La fécondation de l’œuvre s’impose à l’auteur comme une visitation cosmique. Les ressorts de l’inspiration relèvent d’une mécanique indescriptible. Le don est une clairvoyance innée. L’imperceptibilité de la vie devient aussitôt manifeste dans la création singulière qui l’a captée. Le poète, l’artiste n’a d’autre raison d’être que sa vocation médiumnique. L’œuvre germine dans les entrailles comme une graine céleste. Quand elle remonte à la conscience, elle requiert son incarnation. Elle plonge son accoucheur dans un état de possession. Elle s’accapare de toutes ses facultés imaginatives comme une idée fixe, obsessionnelle. Elle enfièvre sa veine irrationnelle, exaspère sa fibre émotionnelle, attise sa braise passionnelle. Nulle force ne peut dompter l’élan poétique, la flamme artistique. Comment peut-on plier le poète, qui n’a d’autre ressource expressive que l’embrasement volcanique qui le dévore de l’intérieur, aux canons dogmatiques ? Le poète est rebelle ou n’est pas.
Les ectoplasmes d’Ibn Hazm, de Nazhoun Al Qal’iyya, d’Ibn Zaïdoun, de Wallâda Bint al-Moustakfi, de Hafsa Al-Rakouniyya , d’Ahmad al-Tifachi, et leurs strophes impérissables, agitent à l’horizon leurs torches bigarrées, consolent de leurs odes orgastiques les sagesses désemparées, secouent dans leur chevauchée hors-temps les générations égarées. « Le Collier de la colombe » d’Ibn Hazm m’apparaît sur peinture abstraite. Défile dans ma tête, en rapide rétrospective, l’incroyable destinée de ce poète fidèle à ses convictions, malgré le doute et la désillusion, la malveillance et l’exclusion, l’exil et la réclusion. Et l’apologie de Cupidon en salutaire abandon. Et le « Kitab al-Zahra » d’Ibn Daoud, le mythe de Sphairos d’Enpédocle et Le Banquet de Platon en hermétique référence. Une poésie intemporelle de l’amour et de ses turpitudes. Une tentative désespérée de sacraliser la fusion charnelle. Et l’inconsolable nostalgie de la sphère originelle. Et le remord de l’unisson frappée de finitude. Et la greffe impossible des organes de la plénitude. Et l’envolée brisée dans la béatitude. Et la passion de l’alter ego nécessaire, marquée d’incertitude. Et l’amoureuse épopée de Nazhoun Al Qal’iyya et d’Ibn Zaïdoun. En ces temps d’indigence prosodique, ces éternels jardiniers de la langue ne sont-ils pas les vrais interlocuteurs d’Adonis ?
Le choix de l’hétéronyme « Adonis », personnification des cycles de renaissance et des saisons régénératrices, dessine, dès la jeunesse, la trajectoire programmée, l’aspiration réclamée, l’intention proclamée. La rose et le myrte, attributs d’Adonis, humain d’origine phénicienne parmi les dieux grecs, amant d’Aphrodite et de Perséphone, ne sont-ils pas également les symboles de la muse Erato, patronne de la poésie érotique et lyrique. Aphrodite, découvrant Adonis mortellement blessé par un sanglier, verse une larme une goutte de son sang, qui engendre l’anémone, rouge offrande de la perte irréparable. Avec cet emprunt, Ali Ahmed Saïd Esber, poète des transmutations, se métamorphose en citoyen du monde qui, comme il le formule, « affranchit les mots de l’esclavage des mots ». L’être fraie librement son chemin quand il se renomme.
L’ère des idéologies mortifères
Adonise écoute et commente avec bienveillance. Quand la subtilité philosophique s’impose comme sémaphore, le dialogue fait l’économie des gloses subalternes. La société arabe se retrouve, depuis la fin des colonialismes, dans un rapport schizophrénique au monde. Elle est dedans et dehors. Elle accumule, en ses parties cousues d’or, les architectures postmodernes et les intimidantes casernes, les équipements technologiques et les gadgets électroniques. Imagination captive de son rétroviseur, elle se fossilise dans des postures régressives. La planète avance dans le chaos, elle rétrograde et dégénère dans le prophétisme apocalyptique et l’excitation psychotique,le carnage absolutoire et le sacrifice expiatoire. Les légions sévissent sous protection clandestine. L’ignorantisme sanguinaire diabolise ses contradicteurs pour sacraliser une guerre génocidaire dont nul ne connaît clairement les commanditaires. La terreur sans visage, experte en manipulation psychologique et en intoxication médiatique, vise indistinctement les élites réfractaires et les masses populaires. Les frayeurs collectives confortent les desseins maléfiques et les manœuvres machiavéliques des gouvernances arbitraires. L’idéologie sécuritaire creuse son lit dans l’angoisse commune. Les crimes incessants contre l’humanité se glorifient de leur impunité et de l’inaction de leurs dénonciateurs. La presse indépendante et l’intelligentsia critique sont les cibles prioritaires de la vindicte purgative. La culture s’assassine à chaque coin de rue.
Le poème, matrice de l’écriture, imprévisible saillie d’anamnésie somatique, réminiscence occulte de charnelle aventure, est une œuvre qui se scénographie et se visualise, se calligraphie et se théâtralise, se scande et se vocalise. Jusqu’à l’avènement de l’imprimerie, il était inconcevable de lire quelque stance en silence, fusse dans la solitude. Dans son Diwân de la poésie arabe classique, Adonis s’attache essentiellement à l’esthétique, cette combinaison magique qui sublime la voix singulière, cette efflorescence métaphorique qui réverbère l’émotion particulière, cette résonance alchimique qui perpétue la parole perlière. L’esthétique, en cette occurrence, prime l’historique parce que la poésie, comme l’art, s’étincelle d’impondérabilités sapientielles, s’illumine de brumailles existentielles, s’étoile d’assonances providentielles.
Ressusciter Ibn Rochd (Averroès)
Ibn Rochd s’invite subrepticement dans la conversation. Nous nous promettons spontanément de ressusciter cet éclaireur de la raison, à contre-pied de sa postérité prestigieuse, comme dynamiteur de la torpeur orientale. Le fondamentalisme cloisonne, codifie, rigidifie la culture arabe, une culture qui ne connaît son épanouissement littéraire, artistique, scientifique que dans des oasis historiques bénies d’un vent de liberté. Le combat philosophique le plus épique à cet égard oppose Abou Hamid Al-Ghazali (1058-1111), théologien, juriste et mystique dogmatique, et Ibn Rochd (1126 – 1198), médecin et philosophe andalou, maître du rationalisme émancipateur, qui défend, au prix de son bannissement à Marrakech pour hérésie, la théorie péripatéticienne de l’intellection active, défricheuse des ressorts cachés des phénomènes, cependant que l’âme n’est qu’une faculté passive, une substance périssable qui n’accède à l’entendement qu’en captant les éclairs de l’intelligence universelle . N’est-ce pas là l’explication la plus rationnelle de la quête mystique ? L’affrontement se focalise autour de deux traités fondateurs, deux livres incendiaires aux retombées idéologiques incalculables. Les arabes, après avoir été les transmetteurs miraculeux de la philosophie grecque s’en détournent, à l’exception notable d’Ibn Rochd. L’ouvrage ravageur d’Al Ghazali « Tahafout al-falasifa » (le Délire des philosophes, 1095), où le déterminisme théocratique et la réfutation de la causalité ne laissent aucune marge à la raison, exécute en règle la libre pensée. Al Ghazali classe la conscience et l’intelligence dans les outils misérables qui n’ont d’autre utilité que d’appréhender les futilités de la vie matérielle et l’indigence ontologique de la condition humaine. Il dépouille l’être humain de toute volonté propre, ne lui concédant que l’obéissance aveugle aux commandements de l’omniprésent, l’omniscient, l’omnipotent, sans forme et sans substance, comme porte de salut. Il ne voit d’autre alternative à l’être vertueux, pour se rapprocher de la vérité suprême, que la renonciation au monde, la purification du corps et de l’âme de toute imprégnation terrestre. Il recommande le dépouillement renonciataire, la désocialisation volontaire, la claustration solitaire, en un mot, la dépossession de soi. Il instille le sentiment de peur, le réflexe de la soumission, la dévotion moutonnière dans le subconscient des croyants. Il soumet la transgression soufie aux règles compressives de la chariâ. Toute l’œuvre d’Al-Ghazali est un verrouillage méthodique de l’esprit critique. Alors que les thèses d’Ibn Rochd sont rejetées, pendant dix siècles en Orient, dans les géhennes de la prohibition, et qu’elles ne sont redécouvertes qu’à l’occasion de la Nahda avortée du dix-neuvième siècle, le puritanisme ghazalien creuse ses ramifications dans l’enseignement élitaire et le psychisme populaire.
Et pourtant, depuis le Moyen Âge, en passant par la Renaissance, l’averroïsme s’impose en Occident comme une école de pensée fondatrice de la modernité, au point qu’ au XIIIème siècle, les maîtres de la Faculté des Arts l’enseignent comme corpus incontournable. Dans « Le discours décisif » ou « Le Livre du discours décisif sur la connexion entre révélation et philosophie » (1179), Ibn Rochd, Cadi de Courdoue, conclut sur l’exigibilité de la connaissance philosophique dans toutes les disciplines du savoir, y compris la théologie. Il recourt souvent au syllogisme pour contourner l’hégémonisme dogmatique. Il défend cependant, avec une constance remarquable, l’impératif d’une pensée libre, affranchie de l’emprise religieuse, et le statut social du savant désenchaîné du pouvoir théocratique. Il localise l’enjeu de l’autonomisation de l’intellectuel de toute influence profane ou spirituelle. Une pensée d’une actualité brûlante…
*sociologue, poète, artiste peintre