La campagne présidentielle commence mal. En été 2010, l’Elysée ouvrit le ban par une offensive anti-Roms, expédiant gendarmes et bulldozers démolir les cahutes des bidonvilles improvisés, tandis que les caméras des télévisions s’attardaient sur les poupées écrasées, les frigidaires éventrés, la résignation triste et digne des plus démunis d’entre les démunis. 15 000 Tziganes, nomadisant sur le sol français, mettaient la République en danger ! S’engouffrant dans la brèche morale, l’ultradroite plébiscite un enjeu décisif pour la nation : « l’occupation » de deux tronçons de rue à Paris à l’heure des prières coraniques du vendredi. Les musulmans arguent d’un manque (avéré) de lieux de culte clos.
En bon laïque, peu porté à l’angélisme, je suis choqué par ce spectacle hebdomadaire – à chacun ses goûts. Mais nul n’a le droit d’imposer ses rites et ses manies à qui ne les partage pas. Que l’on construise donc les mosquées indispensables et qu’on dégage dans la foulée les chaussées indûment encombrées !
Récuser les lieux ouverts et refuser les lieux couverts à la seconde religion de France, c’est raisonner en pompiers pyromanes. Ceux qui vitupèrent l’occupation religieuse du pavé s’opposent paradoxalement à la construction d’espaces appropriés avec ou sans minaret (au gré des arrêtés municipaux). Ils invoquent la réciprocité : tant que les églises chrétiennes seront interdites en Arabie saoudite, nous devons refuser les mosquées chez nous. Faudrait-il dès lors couper la main des voleurs, lapider les adultères, pendre les homosexuels, parce que telle est la règle ailleurs ? Œil pour oeil, dent pour dent ? Pitié ! La tolérance laïque, glorieuse invention de l’Europe, permet la vie en commun dans la diversité des désirs et des couleurs. Si d’autres pays choisissent la contrainte et l’uniformité, tant pis pour eux, mais pas question de s’en inspirer.
Exception planétaire : sur le Vieux Continent, toutes les religions sont minoritaires de fait, et le resteront. Jean Paul II constatait, lucide et désolé : « Les Européens vivent comme si Dieu n’existait pas. » Son successeur confirme, incriminant un « relativisme » dominant villes et campagnes. Fût-elle appréciée comme une nouvelle barbarie, la tolérance règne. Elle accepte toutes les religions et « irréligions », sans en privilégier aucune. N’en déplaise aux chevaliers d’une foi pure et dure, en très grande majorité les Européens bannissent la guerre des croyances et les prosélytismes agressifs. Même les musulmans ? Chez nous, oui.
Prenons la France. Si 17 % de ses habitants d’origine musulmane s’affirment férus de la prière du vendredi, il en reste 83 % souples et détachés. Peu après les émeutes de banlieue en 2005 (qui n’étaient nullement islamistes) et la querelle des caricatures de Mahomet, une enquête internationale révéla que les musulmans de France sont les plus adaptés aux règles occidentales : 91 % ont une bonne opinion des chrétiens et 71 % la même des juifs – seul cas dans le monde où les réponses positives l’emportent sur les négatives ; à 72 %, les musulmans croyants ne perçoivent aucun conflit entre leur foi et la vie dans une société largement agnostique (The Pew Global Attitudes Prospect, 2006). Plus généralement, un sondage comparatif (Harris) dévoile que les Français sont les plus accueillants touchant les immigrés. Autant de signes, certes susceptibles d’évoluer, qui font douter de la centralité prétendument indépassable des problèmes posés par l’immigration. Si la présidentielle se joue sur les notions d’occupation, d’invasion ou d’islamisation, la droite aura pavé la route du Front national et la gauche sera tombée dans le panneau.
Le FN poserait les bonnes questions en offrant de mauvaises réponses ? Il suffit ! Ses questions vitrifiées sont aussi nulles que ses réponses outrancières. Il faut être obsédé – ou vouloir obséder l’électeur – pour claironner que l’immigration est le coeur de nos malaises, avant le chômage des jeunes, la paralysie de la croissance, le risque d’éclatement de l’euro et de l’Europe. Et même si personne n’en parle, par quel miracle le continent échapperait-il à la corruption mondialisée, qui s’appuie sur les ressources d’Etats kleptomanes et mafieux (comme la Russie) ou monocratiques et sans principes (comme la Chine), ou pétro-islamistes, ou narco-marxistes, ou les deux ? L’avenir ne se joue pas dans une rue de Barbès ni dans le saccage préfectoral de masures improvisées.
Pareille conduite magique déshonore la politique. Jadis, on transperçait d’aiguilles les poupées de son afin de conjurer l’adversité. Aujourd’hui, 5 millions de Finlandais jugent leur gouvernement avec en tête l’intrusion de 8 000 travailleurs somaliens ; deux ou trois banquiers allemands jurant l’Europe promise aux Fous de Dieu font un tabac dans les sondages et les librairies ; en cinq cents ans d’honnête coexistence démocratique, la Suisse inventa le chocolat au lait et le « coucou-clock » (Orson Welles), elle prône la guillotine pour minarets ; à Vérone, dans la richissime province d’Italie, la Ligue du Nord interdit les bancs publics aux « clandestins ». Ainsi de suite. Restait à la blonde Marine de réactiver les fantasmes de son papa, pour le plus grand plaisir des enfants de l’OAS et des bâtards d’Al-Qaida.
Allons-nous capituler et fuir les véritables défis dans les noirs pâturages des conflits imaginaires ? Si la politique s’enlise en diabolisant roulottes et mosquées, si la droite républicaine s’écrase devant les fixettes de l’ultradroite, si la gauche démocratique espère tirer les marrons du feu sans sortir de son coma intellectuel, pauvre France, triste Europe. Votre destin se décidera entre Pékin, Moscou et Washington, voire à Téhéran ou à La Mecque.
André Glucksmann
Article paru dans Le Monde du 28 décembre 2010