Tunisie: bras de fer au sommet autour de la formation d’un gouvernement
Les négociations sur la formation du gouvernement tournent au bras de fer en Tunisie entre le président Kais Saied et le parti d’inspiration islamiste Ennahdha, laissant planer le risque d’une dissolution de l’Assemblée, et l’hypothèse de nouvelles élections.
Après l’échec en janvier d’un gouvernement constitué sous la houlette d’Ennahdha, le Premier ministre désigné par Kais Saied, Elyes Fakhfakh, a présenté samedi soir une nouvelle liste de ministres.
Mais le parti de Rached Ghannouchi, après avoir participé aux négociations, a finalement désavoué ce cabinet: il a refusé toute participation ou soutien, ce qui en l’état rend improbable son approbation par le Parlement, où Ennahdha dispose du principal contingent (54 députés sur 217).
Des négociations ont repris, en appelant à la rescousse la puissante centrale syndicale UGTT -un médiateur historique depuis la révolution-, ainsi que l’organisation patronale Utica. Mais il reste peu de temps pour sortir de l’épreuve de force: la liste du gouvernement doit être déposée au Parlement d’ici jeudi soir.
A ce jour, les nombreux points de désaccord révèlent de profondes divergences entre les deux principaux acteurs.
« C’est un combat entre Saied et Ghannouchi qui veulent imposer leurs orientations politiques », estime Abdellatif Hannachi, professeur d’histoire contemporaine.
Néophyte en politique mais élu en octobre dernier avec un très confortable score, M. Saied est un spécialiste du droit constitutionnel très critique du système parlementaire partisan. Il défend avec constance des principes, dont une décentralisation radicale du pouvoir.
M. Ghannouchi, lui, est une figure de la classe politique aux commandes depuis la révolution de 2011, qui a vu son poids électoral s’éroder, même s’il demeure la principale force du pays.
Très pragmatique, il a accédé à la présidence de l’Assemblée (ARP) à la faveur d’une alliance avec son principal adversaire électoral, Qalb Tounes, mené par le sulfureux magnat des médias Nabil Karoui.
– Régime hybride –
Dans leur bras de fer, MM. Saied et Ghannouchi « arguent d’interprétations différentes de la Constitution. Mais, au fond, c’est une lutte pour le pouvoir », a résumé mardi le quotidien Chourouk.
Saluée lors de son adoption en 2014 comme une avancée majeure sur le chemin de la démocratie, la Constitution tunisienne a donné naissance à un régime hybride, ni parlementaire ni présidentiel, prompt à ce type de blocage.
Et si Ennahdha a obtenu six ministères dans la nouvelle proposition du gouvernement, il n’a pas eu ceux escomptés, notamment l’Intérieur et la Justice.
« Ennahdha a accepté la nomination de Fakhfakh à condition d’avoir le dernier mot sur le gouvernement », rappelle M. Hannachi.
Mécontente, la formation d’inspiration islamiste a commencé à évoquer une démission de M. Fakhfakh ou une motion de censure contre le gouvernement sortant, deux options lui permettant de proposer une autre figure au poste de Premier ministre.
Mais Kais Saied a coupé court à ces plans lundi soir, jugés inconstitutionnels, en assénant devant les caméras un cours de droit à un Rached Ghannouchi peu à l’aise.
– « Adversaire et arbitre » –
Le président a martelé que l’unique alternative à l’octroi de la confiance au gouvernement Fakhfakh était de se préparer à une dissolution –ce que le président pourra ordonner à partir du 15 mars.
Ennahdha a assuré ne pas craindre des élections anticipées, mais le parti est en recul constant ces dernières années.
Pour ce parti, Kais « Saied est à la fois un adversaire et un arbitre (…). Il donne une lecture différente de la Constitution », et « cela entraine d’importantes tensions qui pourraient se terminer avec l’émergence d’un front anti-Ennahdha », affirme le politologue Hamza Meddeb.
Pour compliquer la situation, la Tunisie n’a pas de Cour constitutionnelle, les députés, qui se déchirent autour de cette instance cruciale, n’en ayant toujours pas désigné les membres, plus de cinq ans après l’adoption du nouveau texte fondamental.
Toutes ces incertitudes pénalisent une économie déjà fragile et laissent de nombreux dossiers en suspens, dont celui des négociations avec les bailleurs de fonds, qui ont jusque-là maintenu la Tunisie à flots. Lancé en 2016, le programme d’aide du Fonds monétaire international (FMI) s’achève en avril.
Les Tunisiens, eux, attendent encore un gouvernement susceptible de s’attaquer à l’inflation et au chômage.