La victoire électorale des Frères musulmans en Egypte et d’Ennahda en Tunisie illustrait le conte de fées politique – seriné sur la chaîne qatarienne Al-Jazira – d’un avenir radieux du monde arabe où une fusion harmonieuse entre charia et démocratie garantirait la pérennité de la rente pétrolière aux monarchies du Golfe tout en faisant régner la paix sociale sous l’égide de gouvernants barbus flanqués de femmes voilées. Loin de l’adultération imposée par l’Occident, les sociétés musulmanes retrouveraient leur authenticité, aliénée depuis la colonisation.
Cette fable islamiste n’a pas tenu longtemps face à la profondeur de la crise culturelle qui affecte les sociétés arabes écartelées entre leur héritage civilisationnel et religieux et les contraintes de l’univers postmoderne et multipolaire. Ce qu’a d’abord montré le bouleversement survenu depuis la fin de 2010, c’est l’ampleur de l’aspiration démocratique, après des décennies d’indépendance qui ont vu la liberté d’expression étouffée par des régimes coercitifs – qu’ils se réclament du nationalisme, du socialisme ou de la religion.
C’est une exigence irrépressible que n’ont pas comprise les Frères égyptiens, dont le logiciel politique était articulé autour d’une vision paternaliste et passéiste de la société, assimilée à une communauté de croyants qu’ils avaient exclusivement vocation à mener vers le bien sacralisé dont ils imaginaient être les dépositaires par excellence. Or M. Morsi a gagné les élections de juin 2012 avec une majorité qui comportait de nombreux électeurs non islamistes, mais abhorrant plus que tout son adversaire, le général Chafiq, ancien premier ministre de Moubarak, incarnation du pouvoir liberticide. Ceux-ci se sont détachés de lui dès qu’il a cherché à s’arroger les pleins pouvoirs, donnant ensuite le sentiment qu’une sorte de cabinet noir des Frères musulmans dirigeait le pays.
L’ampleur de la contestation – nourrie par une très mauvaise gouvernance sur les plans économique, social et sécuritaire – a amené dans les rues les foules considérables du 30 juin. Or la chute du président – impopulaire, mais régulièrement élu – n’a pu advenir qu’au prix d’un pronunciamiento de l’état-major militaire : qu’il ait coïncidé avec la liesse populaire et ait été béni par des dignitaires religieux et laïques n’empêche pas qu’il ait renoué avec les fondements de l’autoritarisme exécré. Et l’armée égyptienne, quand elle a assuré la continuité de l’Etat après Moubarak – avec le SCAF (Conseil suprême des forces armées) – a eu un triste record de violation des droits de l’homme et du citoyen. On se souvient comment le slogan : "Le peuple et l’armée sh] sont une seule main" est devenu au bout de quelques mois : "A bas le pouvoir de la soldatesque" – (askar, d’où vient notre "lascar")…
Sans préjuger de l’avenir d’un mouvement de "rébellion" (tamarrud) capté de fait par l’armée, ce sont les capacités des soulèvements arabes du début de cette décennie à produire un processus démocratique correspondant aux aspirations des populations révoltées que les événements d’Egypte remettent sur le métier.
A l’exception de la Tunisie, où Ennahda a dû composer avec ses partenaires laïques dans la coalition gouvernementale et où de puissantes associations de la société civile bloquent les tentations autoritaires de membres de l’Assemblée constituante, la situation est calamiteuse. Depuis la Libye livrée à des chefs de milices qui se partagent le pays, jusqu’à la Syrie plongée dans l’atrocité quotidienne d’une guerre civile qui compte au moins 100 000 morts, en passant par le Yémen et Bahrein, le bilan des révoltes – étouffées, avortées, détournées – est déplorable.
Et il n’est pas dû au hasard que, plus les pays concernés sont les otages d’enjeux régionaux et internationaux qui les dépassent – et s’articulent autour du contrôle du pétrole et du gaz ou du conflit israélo-palestinien –, plus l’Etat des choses est catastrophique pour l’aspiration démocratique. Peut-être la Tunisie est-elle protégée par son éloignement de ceux-ci : quoi qu’il advienne à Sidi Bouzid, le prix du baril ou la sécurité de Tel-Aviv n’en seront pas directement affectés.
C’est en Syrie que le processus démocratique des débuts de la révolte populaire a été le plus profondément biaisé : il a été à la fois pris en otage du fait de la fragmentation confessionnelle et ethnique de la société levantine – à l’instar des guerres civiles récentes des Liban et Irak voisins – et s’est transformé en champ de bataille des deux axes hétérogènes qui se disputent désormais l’hégémonie sur le Moyen-Orient et en obèrent le devenir.
D’un côté, en soutien au régime de Damas, une coalition "soviéto-chiite" de Moscou à Téhéran, de l’autre, une alliance plus improbable encore, où les frères ennemis du Golfe, l’Arabie saoudite et le Qatar, se joignent à la Turquie, à Israël et à l’Occident. Le régime syrien, le Hezbollah libanais et le Hamas représentent pour Téhéran une ligne de défense avancée qui menace Israël et donc sécurise le territoire iranien. A l’inverse, la chute de Damas représenterait, pour Riyad, Ankara, Jérusalem ou Washington la promesse de l’effondrement du régime des mollahs et de ses ambitions nucléaires – comme le retrait de l’Armée rouge d’Afghanistan en 1989 avait porté l’estocade finale à l’URSS.
Tels sont les fantômes qui hantent le devenir des soulèvements démocratiques du monde arabe et tel est l’enjeu du destin de l’Egypte. Les acteurs de la rébellion qui a conduit à la chute de M. Morsi seront-ils capables de créer un puissant mouvement qui inscrive la société égyptienne dans la modernité politique et en dépasse les tentations autodestructrices, enclenchant ainsi une nouvelle dynamique pour la région, en se rapprochant du modèle tunisien ? Ou seront-ils confrontés au dilemme de la régression vers le "pouvoir de la soldatesque" ou de l’affrontement armé entre des islamistes défaits politiquement mais bien organisés et la coalition hétéroclite de leurs adversaires, tendant ainsi vers la désagrégation syrienne ?
Par Gilles Kepel (Professeur à Sciences Po)