L’Usage d’Armes Chimiques au Soudan : l’Urgence d’une Enquête Internationale
Les rapports occidentaux indépendants et les documents officiels font de plus en plus état de l’utilisation d’armes chimiques dans la guerre qui sévit au Soudan, et pointent la responsabilité de l’Armée soudanaise dans ces agressions chimiques. Tandis que les enquêtes internationales officielles tardent à se manifester ou progressent avec lenteur, les révélations publiées jusqu’à ce jour suffisent à sonner le tocsin et à soulever une question juridique majeure : comment la communauté internationale peut-elle demeurer muette et passive face à l’emploi d’une arme prohibée en vertu du droit international sur les champs de bataille ?
L’interdiction des armes chimiques est absolue dans le corpus du droit international, qu’il s’agisse de conflits de nature internationale ou non. Les règles et conventions internationales confirment en effet que le recours aux armes chimiques constitue un crime de guerre nécessitant l’établissement des responsabilités. Or, le fossé profond qui sépare les textes de loi de leur application concrète se manifeste avec une netteté désolante au Soudan aujourd’hui.
Bien que des instances internationales produisent des données attestant de la responsabilité de la communauté mondiale dans la poursuite des auteurs de tels actes, l’enquête effective et la reddition des comptes restent inexistantes ou différées.
Depuis le déclenchement de la guerre actuelle, opposant l’Armée soudanaise aux Forces de Soutien Rapide (FSR) en 2023, la majorité des rapports s’était concentrée sur les massacres et les déplacements massifs de population. Cependant, depuis 2024, des informations ont commencé à filtrer, faisant état de l’usage de substances chimiques, au premier chef le gaz chlore, lors de certains affrontements.
Dans la lignée du New York Times américain, une enquête journalistique française de la chaîne France 24, diffusée la semaine dernière, a révélé que des barils contenant du chlore, initialement importés pour la potabilisation de l’eau, ont été utilisés comme arme près d’une raffinerie de pétrole au Soudan en septembre 2024. Cette investigation occidentale s’est appuyée sur des preuves de terrain, ainsi que sur l’analyse d’images et de vidéos du site de l’attaque. Au moment de la rédaction de ces lignes, l’Armée soudanaise n’a émis aucune dénégation concernant ces enquêtes médiatiques.
En mai dernier, les États-Unis ont pour leur part officiellement conclu que l’Armée soudanaise avait utilisé des armes chimiques lors de ses combats contre les FSR en 2024, et des rapports ont à nouveau mentionné le chlore parmi les substances employées. Il est notable que le chlore, matière internationalement proscrite pour les usages militaires, est le point commun de toutes ces attaques imputées à l’Armée soudanaise.
L’organisation Human Rights Watch, en octobre 2025, a signalé que Washington avait imposé des sanctions à Al-Burhan après l’accusation d’utilisation d’armes chimiques par l’Armée soudanaise. Néanmoins, l’organisation a critiqué l’absence de publication de l’intégralité des preuves, appelant à davantage de transparence et à des enquêtes indépendantes.
Ces données, prises dans leur ensemble, dressent un tableau sombre de la situation au Soudan : l’Armée soudanaise est formellement accusée par plusieurs acteurs internationaux d’avoir eu recours à des armes chimiques, accusations renforcées par des enquêtes de presse et des rapports d’organisations de défense des droits humains, sans qu’une mécanisme d’enquête international, indépendant et résolu, ne vienne y faire écho.
Leçon de Halabja et l’Impératif de l’Action
L’histoire de la région arabe a été marquée par un exemple flagrant d’usage d’armes chimiques lors du massacre de Halabja au Kurdistan irakien en 1988, où des milliers de civils furent tués en quelques heures par des bombardements aux gaz toxiques, dans le cadre de la campagne Anfal menée par le régime de Saddam Hussein. Des enquêtes internationales, des documents officiels et des témoignages de responsables irakiens ont prouvé l’implication des anciennes autorités irakiennes dans ce crime. De hauts responsables, tel Ali Hassan al-Majid (surnommé « Ali le Chimique »), furent condamnés pour l’utilisation de gaz moutarde et d’autres agents. Malgré l’horreur des événements d’Halabja, il fallut de longues années pour que cette reconnaissance se matérialise en jugements et condamnations claires, les calculs politiques ayant longtemps jeté une ombre sur l’accès des victimes à la justice.
Aujourd’hui, dans le cas du Soudan, la situation est analogue à celle de l’Irak. La paradoxe réside toutefois dans la disponibilité rapide des preuves initiales, via des enregistrements vidéo du terrain, des enquêtes journalistiques publiées et des rapports d’organisations de défense des droits. Au lieu d’attendre des décennies comme cela fut le cas en Irak, ces données doivent être exploitées pour l’ouverture d’une enquête internationale urgente et transparente, avant que les preuves ne se dissipent, que la mémoire ne s’érode et que les victimes ne soient doublement ensevelies : une fois sous les décombres, et une seconde fois sous le poids de l’oubli.
Ce qui suscite la stupéfaction et le choc est la réaction toujours limitée et lente de la communauté internationale, malgré la gravité des accusations. Le Conseil de sécurité n’a toujours pas institué de mécanisme d’enquête spécifique sur l’usage potentiel d’armes chimiques au Soudan, comme il l’a fait dans d’autres circonstances. L’Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques (OIAC) ne s’est pas vu confier de rôle central pour investiguer ces violations.
Une « indifférence coupable »
Tout ceci a conduit la presse occidentale à évoquer une « indifférence coupable » de la part des grandes puissances face à la tragédie soudanaise, où les considérations géopolitiques et les alliances régionales semblent l’emporter sur la protection des civils et la poursuite des criminels.
En revanche, l’on observe une fermeté et une célérité manifestes dans l’imposition de sanctions, voire dans le lancement de frappes militaires, lorsqu’il s’agit d’autres dossiers. Ceci accrédite l’impression dangereuse que la vie des victimes n’a pas la même valeur, et que l’interdiction des armes chimiques n’est pas un principe moral universel, mais un instrument utilisé de manière sélective, auquel manque l’élément essentiel de la règle de droit : l’impartialité.
Face à la gravité des allégations, le minimum de la responsabilité légale, éthique et humanitaire est d’exiger une enquête internationale indépendante et immédiate, menée sous l’égide d’instances neutres et spécialisées, notamment l’OIAC.
Il est impératif d’assurer aux experts un accès aux sites des attaques pour recueillir des échantillons et des témoignages, sans pression ni intimidation. Il convient également d’élargir le champ des sanctions pour cibler les individus directement responsables, non seulement les chefs politiques et militaires, mais aussi tous ceux de la chaîne de commandement qui ont donné les ordres, facilité le transfert des substances chimiques ou contribué à leur transformation en armes.
La question des armes chimiques est un nouvel examen de conscience pour la communauté internationale. S’il est prouvé que l’Armée soudanaise, sous la direction d’Abdel Fattah al-Burhan, a employé du gaz chlore ou d’autres agents toxiques comme arme dans ce conflit, le silence qui s’ensuivrait signifierait deux choses à la fois : une nouvelle trahison des victimes soudanaises, et le fait d’ouvrir la voie à d’autres régimes pour oser briser le tabou.
À Halabja, le monde a eu besoin de longues années pour nommer le crime pour ce qu’il était et pour juger certains de ses responsables. Au Soudan, les preuves initiales sont là, et des avertissements sont lancés par des organisations occidentales, des gouvernements et des médias indépendants.
Le monde agira-t-il avant qu’il ne soit trop tard, ou reproduira-t-il la même tragédie par le même silence ?
