Islamisme en Arabie saoudite: un produit d’importation?

Islamisme en Arabie saoudite: un produit d
Alors que l’analyse française en sciences sociales sur les pays du Golfe est encore balbutiante, l’ouvrage de Stéphane Lacroix participe pleinement d’une dynamique d’investissement de la recherche en Arabie saoudite plus particulièrement, engagée notamment par les travaux de Pascal Ménoret. Dans son ouvrage pionnier publié en 2003, L’Enigme saoudienne. Les Saoudiens et le monde, 1744-2003 [1], ce dernier dresse, à rebours d’une vision dominante tendant à représenter une société saoudienne figée dans une situation immuable, sans véritable dynamique de changement social, une société saoudienne autant plurielle qu’évolutive.

Dans la même veine, le travail de Stéphane Lacroix s’inscrit à rebours des lectures gelées de l’Arabie saoudite, en portant le regard cette fois sur un objet bien particulier, celui de l’islamisme, et en couplant avec maestria une sociologie fine des mobilisations, appuyée sur une enquête de terrain d’une richesse exceptionnelle, et une analyse des textes fondateurs et de la littérature de ce courant.

De l’islamisme saoudien, on ne retient souvent que des allusions médiatiques renvoyant à la violence politique du jihadisme. Cette dernière deviendrait alors la clé d’une lecture complète de l’islam politique saoudien, un peu comme si le passé de l’extrême gauche française se limitait à celui d’Action directe [2].

Ainsi, la prise de contrôle de la grande mosquée de La Mecque le 20 novembre 1979 par un groupe armé à tendance messianique, dirigé par Juhayman al-‘Utaybi, devrait faire figure de paradigme absolu de l’islamisme saoudien, alors qu’elle n’en est qu’une des expressions. Souvent érigés aussi en modèle absolu de l’islam politique saoudien, les réseaux développés par Oussama ben Laden, Samir al-Suwailim et Musa al-Qarni dans les années 1980, des réseaux en partie inspirés de la prédication jihadiste d’Abdallah ‘Azzam, un ancien Frère musulman palestinien ayant élaboré théoriquement l’engagement militaire des musulmans en Afghanistan contre les forces soviétiques en fard ‘ayn (prescription religieuse individuelle).

Une autre focale : l’islamisme de la sahwa

Face à ces lectures réductrices, Stéphane Lacroix s’intéresse à un autre islamisme, celui de la mouvance dite de la Sahwa (réveil), synthèse complexe de la matrice militante des Frères musulmans et du dogme wahabite prévalant dans le royaume. Et à travers l’analyse des rapports entre cette mouvance et les autres acteurs religieux, c’est en définitive un vaste panorama des scènes religieuse et militante saoudiennes de ce dernier quart de siècle que nous propose ce livre.

Si la focale principale de l’ouvrage se penche bien sur l’insurrection de la Sahwa dans les années 1990, elle permet en retour un panorama large sur l’islam politique en Arabie saoudite, cette insurrection étant elle-même située «dans la trajectoire de l’islamisme saoudien, un aboutissement, un moment de vérité, et une rupture fondatrice (….) Sauf à souscrire au mythe de l’immaculée protestation, étudier l’insurrection de la Sahwa implique donc de commencer par coucher sur le papier une histoire qui ne l’a jamais été, celle de l’islamisme en Arabie saoudite» (p. 5-6).

A rebours du sens commun qui, obnubilé par le paradigme du pétrodollars, tend à ne voir dans l’Arabie saoudite qu’un exportateur de fondamentalisme,,l’idée forte de l’ouvrage a été de penser l’Arabie saoudite comme un réceptacle historique, influencé directement par les revivalismes islamiques du vingtième siècle. L’islam politique saoudien, affirme donc l’auteur, «se construit comme un islamisme importé» (p. 317). L’enjeu de la démarche consiste alors à rendre compte de l’ancrage dans le champ politico-religieux saoudien d’idéologies allogènes. La plus importante d’entre elles est l’islamisme des Frères musulmans; ceux-ci vont affecter directement ce champ, voire mettre en péril les équilibres sur lesquels il se fonde, à l’image du séisme politique que représenta en Arabie saoudite l’insurrection de la mouvance de la Sahwa, sujet de l’ouvrage.

L’insurrection de la Sahwa

La centralité accordée par l’auteur à l’insurrection de la Sahwa qui secoua le pays dans la première moitié des années 1990, ouvre sur une histoire longue, celle, justement, d’un islamisme saoudien né bien en amont, dès la fin des années 1950. Il y a certes un moment de la Sahwa, s’étendant, à quelque chose près, de 1990 à la fin 1994, avec un élément déclencheur immédiat et manifeste: l’invasion du Koweït par Saddam Hussein en août 1990, et l’appel à l’aide du Royaume saoudien adressé aux troupes étrangères américaines qui viendront s’établir sur le sol de la monarchie, réalité inacceptable pour nombre de religieux qui entrent alors en opposition avec le régime.

La Sahwa sera le fer de lance de cette contestation, dont les répertoires d’actions – pétitions, prêches, manifestations, adresses à la famille royale – ont permis, un temps, de mobiliser des dizaines de milliers de Saoudiens, notamment dans la jeunesse. De plus, comme le montre Stéphane Lacroix, les effets différés de la récession économique en Arabie saoudite à partir de 1982 se conjuguent avec l’apparition d’une nouvelle génération, la génération de la Sahwa – jil as-sahwa – «produit du système éducatif saoudien tel que recrée à la fin des années 1960 sous l’impulsion des Frères musulmans» (p. 157). Cette génération est en partie bloquée et frustrée dans ses rêves d’ascension sociale au milieu des années 1980. Tout cela se situe donc en amont de ce conflit amorcé en 1990: la guerre du Golfe et la présence de troupes américaines en Arabie saoudite cristallisent alors, en un moment historique unique, l’ensemble des crises latentes qui l’avait précédé.

Mais les causes exogènes – crise économique et sociale, Guerre du Golfe et présence américaine dans la région – ne sauraient naturellement définir à elles seules la nature du mouvement de la Sahwa. Cette dernière a bien ses caractéristiques politiques, religieuses et idéologiques historiques, permettant de saisir tant ses succès – historiquement, une des seules mobilisations oppositionnelles islamistes réellement déstabilisante pour le pouvoir saoudien- que ses échecs – le mouvement s’effondrant en 1994 tant du fait de la répression du régime saoudien que de ses propres faiblesses.

L’importation de l’islamisme des Frères Musulmans

S’affirmant sur les scènes politique, sociale et éducative saoudienne dans les années 1960 et 1970, le mouvement de la Sahwa a deux caractéristiques qui peuvent le distinguer d’autres mouvements sociaux à caractère islamiste dans la région: c’est d’abord un islamisme importé qui est parvenu à s’enraciner dans le tissu politico-religieux du royaume. C’est ensuite un islamisme bénéficiant du soutien de l’Etat saoudien et du Roi Faycal dès 1958, dans le cadre de la «guerre froide» opposant l’Arabie saoudite à l’Egypte de Nasser. Islamisme institutionnalisé en un sens – ce qui en fait aussi un cas d’école au Moyen-Orient arabe- il s’implante notamment dans le système éducatif.

Le mouvement de la Sahwa est tout d’abord un islamisme importé et indigénéisé: dès 1954, sous la vague de répression conduite par les régimes nationalistes arabes autoritaires, au premier rang desquels l’Egypte, des activistes des Frères musulmans commencent à prendre le chemin du Golfe et de l’Arabie saoudite. Les années 1950 marquent ainsi la première vague d’immigration des Frères: répression nassérienne, création de la République arabe unie en 1958 entre l’Egypte et la Syrie favorisant cette fois-ci l’émigration des Frères syriens, coup d’état de Abdel Karim al-Qassem en Irak en juillet 1958. «Ce sont donc les Frères musulmans présents sur le territoire saoudien qui vont de plus en plus fréquemment être associés au dispositif anti-nassérien, au point d’en constituer le cœur dès 1962» (pp. 51-52).

Stéphane Lacroix distingue ensuite une seconde vague d’émigration «frériste», au début des années 1970: elle est cette fois-ci moins due aux politiques autoritaires de l’Egypte qu’à l’attrait exercé par le boom pétrolier saoudien et aux perspectives professionnelles exceptionnelles qui en découlent. Cet islamisme «importé» de tradition «frériste» ne restera cependant pas qu’un pur objet extérieur à la société saoudienne: Stéphane Lacroix décèle et analyse en effet un processus d’interaction et d’hybridation entre deux traditions idéologiques: «l’idéologie de la Sahwa se situe au confluent de deux écoles de pensées distinctes et porteuses de visions du monde différentes: la tradition wahabite et la tradition frériste» (p. 65). La tradition frériste est une tradition politique construite contre «l’Occident impérialiste» tout d’abord, contre les «régimes impies» du monde arabe ensuite, et ce dans une lignée inspirée plus directement du penseur égyptien Sayyid Qutb référence intellectuelle radicale, mais contestée, au sein du mouvement des Frères. La tradition wahabite, quant à elle, est plus strictement religieuse et propre au Royaume saoudien: son principal ennemi n’est ni l’Occident ni les régimes arabes comme le montre bien Stéphane Lacroix, mais les innovations – bida’ – religieuses blâmables s’opposant au dogme (‘aquida) originel.
C’est donc ensuite un islamisme, pourrait-on dire, à caractère institutionnel, et la Sahwa fait presque office, à ses débuts, «d’islamisme d’Etat» (p 318): la rencontre des deux traditions -frériste et wahabite-, se fait en effet par «le truchement du système éducatif qui, s’il est dominé par les méthodes et la pensée des Frères musulmans, continue de préserver la ‘aquida comme domaine réservé des wahabites» (p. 65).

Dans le cadre d’une certaine modernisation islamique promue par le Roi Fayçal, les Frères, qui comptent dans leurs rangs de nombreux diplômés, vont jouer un rôle central, et littéralement investir l’Université. A l’Université du Roi Abdel-Aziz de Djedda, fondée en 1967, ainsi que dans son annexe de la Mecque, les Frères sont quasi-majoritaires dans l’appareil éducatif: on y trouve ainsi les Frères syriens Muhammad al-Moubarak et Ali al-Tantawi, ainsi que l’égyptien Muhammad Qutb, le frère de Sayyid Qutb. Muhammad Qutb jouera ainsi un rôle central dans le rapprochement des deux écoles, frériste et wahabite, notamment en dépouillant la lecture de Sayyid Qutb de certaines de ces influences «gauchisantes», l’inspiration quasi-socialisante de certains textes de Sayyid Qutb tels que La Justice sociale en islam (al-‘adala al-ijtima’iyya fi-l-islam) étant insupportable aux oreilles du Royaume saoudien.

La mainmise de la Sahwa sur le système éducatif saoudien provoquera néanmoins certaines résistances dans le champ religieux: c’est le cas notamment des élèves du Cheikh Muhammad Nasr al-Din al-Albani, regroupés dans le courant dit des Ahl al-Hadith. C’est également le cas du courant jihadiste dans les années 1980. L’école d’al-Albani, se réclamant de la tradition plus médiévale des Ahl al-Hadith (partisans du Hadith) et opposés aux Ahl al-Ra’y (les partisans de l’opinion), s’oppose tant à l’institution religieuse wahabite, en remettant en cause sa légitimité à défendre les principes originels du wahabisme, qu’à la Sahwa elle-même, lui reprochant ici d’être au fond plus politique que religieuse. Dans les années 1980, le courant jihadiste, d’abord attaché à la cause afghane, se situe lui-aussi en rupture avec la tradition intellectuelle de la Sahwa: aux jihadistes, les sahwistes reprocheront d’élever théologiquement le devoir pour tout musulman de partir en Afghanistan en fard ‘ayn, tout comme ils mettront l’accent, cette fois-ci plus politiquement, sur le rôle moteur des Etats-Unis dans la résistance aux troupes soviétiques prônée par les jihadistes.

Les ressorts d’une crise

La très grande force de l’ouvrage de Stéphane Lacroix tient dans son cadre théorique, simple et efficace. L’islamisme saoudien dans son rapport au pouvoir, les ressorts de son émergence, de son développement et de ses crises, sont lues sous l’angle de concepts hérités de Pierre Bourdieu d’une part – la théorie des «champs» – et de Michel Dobry d’autre part – la «crise» et la «conjoncture politique fluide». Cette conceptualisation permet ainsi de comprendre pourquoi un courant quasi-institutionnel dans les années 1960 et 1970 – la Sahwa – s’est retrouvé être au début des années 1990 le principal opposant au Royaume saoudien, au point d’en ébranler quelque peu la légitimité.

Puisqu’il n’est pas «d’étude des résistances au pouvoir sans étude du pouvoir» (p. 36), Stéphane Lacroix s’attelle à l’analyse des mécanismes de contrôle politique et social mis en place par le pouvoir pour mieux rendre compte ensuite de sa contestation. Il définit le «champ du pouvoir» comme sectorisé: il est ainsi constitué d’un «champ politique», constitué exclusivement autour de la famille des al Sa’ud; d’un «champ religieux», bénéficiant d’une certaine autonomie; d’un «champ intellectuel», d’abord promu par le pouvoir dans les années 1970, consistant à faire émerger un « corps de clercs de la modernité» (p. 19). Le champ économique et le champ militaire, ce dernier étant plus exclusivement sous la coupe directe du champ politique et des al Sa’ud, font également parti de ce champ du pouvoir.

Le sésame de l’ordre politique est alors, et c’est la thèse de l’ouvrage, le compartimentage entre ces différents champs, compartimentage que l’insurrection de la Sahwa va mettre en cause, mais pour un temps seulement. Le rétablissement de ce compartimentage des champs du pouvoir contribuera à faire de la Sahwa une «insurrection manquée». Par ailleurs, si la segmentation de ces champs renforce le pouvoir, l’autonomie relative dont ils jouissent peut s’avérer une menace pour le pouvoir puisqu’un «champ autonome suit sa propre évolution, et peut donc, sans trahir son autonomie, reformuler sa raison d’être dans le sens d’une politisation de celle-ci» (pp. 34-35).

Or, c’est bien l’investissement par la Sahwa des champs religieux et intellectuels qui créent les conditions de l’insurrection. Allié au pouvoir saoudien dans les années 1970, les sahwistes s’orientent très lentement vers une contestation de celui-ci dans les années 1980. D’abord indirectement, et par médiations progressives. Dans le champ religieux, les oulémas sahwistes s’opposent au cours des années 1980 aux oulémas wahabites traditionnels; dans le champ intellectuel, les sahwistes s’opposent à la figure du «libéral», du «séculariste» et du «moderniste». Dans les années 1980, ces champs, intellectuels et religieux, sont séparés et segmentés: l’insurrection n’a pas encore lieu d’être. Pour qu’il y ait insurrection, il faut un élément déclencheur: que la crise politique se conjugue à une «désegmentation» des champs, et à la mise en place de synergies entre eux. L’insurrection se nourrit d’une «conjoncture politique fluide» (Dobry).

Celle-ci n’a pas lieu durant les années 1980. Ces années sont certes le moment d’un mécontentement social que les sahwistes attribuent encore aux «sécularistes» et aux «modernistes», ou aux oulémas wahabites. Leur critique n’est pas encore dirigée vers le pouvoir. Avec le début des années 1990, avec les effets différés de cette crise sociale qu’a affronté la génération Sahwa, avec la guerre du Golfe et l’alliance saoudo-américaine, le discours sahwiste s’oriente désormais vers l’Etat saoudien lui-même: la logique de champ censée établir une barrière entre les religieux et les intellectuels s’écroule. La critique sahwiste a vécu un déplacement discursif manifeste, signe de sa politisation. Les intellectuels sahwistes mettent leurs «ressources militantes» en action, les oulémas sahwistes leur «ressources religieuses légitimantes» en marche. Il y a donc passage d’une logique sectorielle de champs dans les années 1980, où les sahwistes sont encore éclatés et disséminés, à une logique transversale de contestation du pouvoir dans les années 1990 alliant trois groupes issus de différents champs: «les oulémas sahwistes», les «quelques oulémas wahabites traditionnels qui apportent leur soutien au mouvement», et les «intellectuels sahwistes». Cette insurrection sahwiste, de 1990 à 1994, marquée par «l’effondrement des barrières sectorielles et l’unidimentionalisation de l’espace social qui en résulte», fait alors vivre « ce que les discours islamistes avaient, depuis longtemps, proclamé: l’utopie d’une fusion du politique et du religieux» (p. 314).

Quel avenir pour l’islamisme saoudien?

Si l’insurrection fut si forte, pourquoi n’a-t-elle alors pu aboutir? Cette question n’est pas propre à la Sahwa, mais relève bien de toute logique de mobilisation et de contestations multisectorielles: ouvrant certes une brèche dans le temps, le pli des crises est aussi soumis à un moment de repli. Si la crise est événement et conjoncture, donc de l’ordre de la brèche historique, alors elle n’a qu’un temps. Après 1995, les courants sahwistes «islamo-libéraux» (voir entretien ci-dessous avec Stéphane Lacroix pour plus de détails sur ce courant) et les groupes néo-jihadistes tenteront bien, avec des répertoires d’action différents, de recréer la mobilisation et de prolonger l’utopie. D’autres, prenant acte de la déperdition du potentiel contestataire, se replieront sur une logique quiétiste, comme nombres d’oulémas sahwistes.

Attribuer à la répression étatique la seule raison du recul sahwiste est tout à fait insuffisant, comme le montre Stéphane Lacroix. Dans les raisons de cet échec, il faut d’abord y voir l’insuffisance, selon l’auteur, de structures de mobilisations pérennes et solides. Deuxièmement, la logique de champ a son effet boomerang: il y a certes désegmentation des champs au sein de la contestation sahwiste, mais les habitus et les visions du monde différentes de certains de ses protagonistes perdurent. En l’absence d’un acteur politique central capable de construire une véritable hégémonie et une vision politique unifiée et cohérente entre ces différents secteurs, l’insurrection est en un sens déjà promise à l’échec.

Faut-il y voir la fin de toute militance islamiste en Arabie saoudite, ou la promesse d’un hypothétique post-islamisme aux antipodes du politique? Certes non, répond l’auteur. D’abord parce que certaines structures sahwistes restent bien en place, et ont encore montré leur potentiel mobilisateur lors des élections municipales saoudiennes. Deuxièmement, l’Arabie saoudite reste un système basé sur la redistribution des revenus du pétrole, et, comme le note Stéphane Lacroix, «une brusque diminution des ressources de l’état pourrait avoir des conséquences sérieuses» (p. 320). Or, dans un contexte où crises politiques et économiques sont susceptibles de se conjuguer, les islamistes possèdent encore les «ressources légitimantes» pour redevenir l’un des principaux bastions de la contestation. Troisièmement, l’avenir de l’islamisme saoudien dépend désormais de dynamiques globales. Stéphane Lacroix a certes montré que l’islamisme saoudien était un islamisme importé et indigénéisé: c’est aussi, conclut-il, un islamisme qui aujourd’hui s’exporte, et qui interagit en retour sur la scène politique saoudienne: «les évolutions qui affectent les salafis sont susceptibles d’influer sur d’autres salafis. Mieux, les salafis saoudiens – les différents courants décrits ici, entre lesquels la Sahwa et ses héritiers – ne sont pas à l’abri de ces influences» (pp. 321-322).

Postislamisme, donc? Peut-être, comme le conclut l’auteur, dans les formes. Mais moins sûrement dans la nature des mouvements islamistes saoudiens. Si, dès les années 1950, l’islamisme saoudien s’est bien construit dans un système d’importation et de traduction d’un contexte à un autre, et donc, en un sens, de déterritorialisation, si l’une des caractéristiques historiques de l’islamisme saoudien est bien de jouer le rôle d’interplay des islamismes, entre importation et exportation de ses propres concepts, alors la multiplication des logiques globalisées le rend d’autant plus contemporain et actuel, et donc, n’hypothèquent en rien son avenir.

Nicolas Dot-Pouillard

Notes

[1] Pascal Ménoret, L’Enigme saoudienne. Les Saoudiens et le monde, 1744-2003, La Découverte, 2003. Il sera également particulièrement intéressant de se reporter au blog réalisé par Pascal Ménoret, Ethnographie politique de l’Arabie saoudite: http://pascal-menoret.over-blog.com/.

[2] Notons cependant que sur cette question, celle de la violence politique islamiste, et encore plus particulièrement celle à tendance salafiste, il existe aujourd’hui une remarquable production académique émergente. On retiendra notamment: Bernard Rougier (dir.), Qu’est-ce que le salafisme?, PUF, Collection Proche-Orient, 2008.

Entretien avec Stéphane Lacroix
Propos recueillis par Patrick Haenni

Religioscope – L’étude de l’affirmation politique de l’islam dans les pays du Golfe reste encore très embryonnaire. De toutes évidences, les spécificités sont fortes, mais les grandes problématiques (islamisme, post-islamisme), même «importées» et sous des formes «hybrides» selon vos termes s’y retrouvent par ailleurs. Quels sont, selon vous, les apports majeurs à l’analyse de l’islam politique qu’apporte l’analyse de son déploiement dans les sociétés politiques des pays du Golfe?

Stéphane Lacroix – Ces apports me semblent être à la fois empiriques et théoriques. L’islam du Golfe est d’abord, on le sait, en partie un produit d’exportation, et l’islam politique, partout, se nourrit d’une manière ou d’une autre de ses influences. Le Golfe est par ailleurs l’un des laboratoires majeurs où s’est déroulé ce qui est peut-être le principal événement ayant marqué le champ de l’islam sunnite dans la seconde moitié du vingtième siècle: la rencontre entre ces deux grandes traditions fondamentalistes de l’époque moderne que sont, d’une part, celle, essentiellement religieuse, du wahhabisme (du nom du prêcheur Muhammad Abd al-Wahhab, né en 1703 en Arabie centrale et cofondateur du premier Etat saoudien) et, d’autre part, celle, plus politique, des Frères musulmans. L’Arabie Saoudite a en effet accueilli à partir des années 1950 une partie importante des cadres exilés du mouvement islamiste qui, bientôt intégrés au cœur du système, ont pu exercer une influence décisive sur la culture religieuse locale, tout en s’inspirant à leur tour de celle-ci.

Sur le plan sociologique, les sociétés du Golfe présentent une configuration tout à fait originale, puisque, étant essentiellement rentières, elles ont tendance à posséder une classe moyenne très large et que, par conséquent, les divisions verticales (en classes sociales) y sont beaucoup moins opérantes qu’ailleurs. Cela ne signifie cependant pas que ces sociétés n’y sont pas traversées de luttes; mais ces dernières ont plutôt pour principe les divisions sociales horizontales (en champs ou en secteurs), qui se retrouvent même particulièrement exacerbées. L’un des aspects les plus intéressants de l’islamisme saoudien est ainsi que s’y exprime, de manière beaucoup plus visible que dans d’autres contextes, la rivalité entre oulémas islamistes et intellectuels islamistes, les uns et les autres possédant, in fine, des habitus et des visions du monde irréconciliables. Cette rivalité a même été, le livre le montre, l’une des raisons de l’incapacité des islamistes à mobiliser durablement.

Religioscope – Un des paradoxes de cette synthèse entre islam politique et wahabisme réside dans la variété des formes qu’elle a pu prendre, allant des néo-jihadistes à ce que vous qualifiez «d’islamo-libéraux», couplage suprenant au regard d’une vision d’un islam péninsulaire perçu comme à l’aune exclusive de son rigorisme. Quel est selon-vous le sésame de cette diversité?

Stéphane Lacroix –
Cette variété a différentes causes. D’abord, il faut souligner que l’Arabie Saoudite a été le réceptacle d’à peu près tout ce que le revivalisme islamique a produit au 20e siècle. Si les Frères musulmans ont représenté l’influence extérieure dominante, donnant naissance au principal mouvement de l’islam politique saoudien, la Sahwa (ou «réveil islamique»), de nombreux autres groupes, comme le jama’at-e islami, le tabligh ou les ahl-e hadith, ont également établi une présence intellectuelle dans le royaume. Cela donné lieu à autant d’hybridations avec le wahhabisme, et à l’émergence d’autant de courants et sous-courants au sein du champ islamique saoudien. Pour ne prendre qu’un exemple, le petit groupe qui prit d’assaut la grande mosquée de la Mecque en 1979, al-jama‘a al-salafiyya al-muhtasiba, s’inspirait avant tout d’un mélange de dogme wahhabite et d’enseignements d’un cheikh syrien d’origine albanaise, Muhammad Nasir al-Din al-Albani, se réclamant d’une variante locale du courant des ahl-e hadith indo-pakistanais, et par ailleurs ennemi juré des Frères musulmans.

Au sein de la Sahwa même, s’est établie d’emblée une distinction entre un courant dit « sourouriste » (adeptes du shaykh Mohamed Sourour Zein al-Abidîne), plus wahhabite que Frère musulman, et un autre dit ikhwani, qui préfère faire primer les enseignements des Frères. Dans les années 1990, l’épreuve de force avec la pouvoir et la répression qui s’en est suivie ont fait éclater la Sahwa sur des lignes assez comparables à ce qu’on a pu constater ailleurs au Moyen-Orient : des activistes ont choisi de répondre à la violence par la violence, et ont apporté leur soutien à al-Qaïda ; d’autres ont préféré rompre avec toute rhétorique oppositionnelle ; d’autres, enfin, ont décidé de poursuivre sur le chemin de l’activisme politique, mais en redéfinissant leur discours comme «islamo-démocrate», et en cherchant à contracter des alliances avec le restant des factions politiques saoudiennes, notamment les libéraux et les islamistes chiites.

Religioscope – Comment comprendre, plus particulièrement, l’apparition et le devenir de «l’islamiste-libéral» saoudien?

Stéphane Lacroix –
L’ «islamiste-libéral» est né de l’éclatement de la Sahwa. Autant que les autres héritiers de ce mouvement, il est le produit de la synthèse entre idéologie Frère musulmane et wahhabisme – mais un wahhabisme dont il fait une relecture originale: pour les « islamistes libéraux », l’extraordinaire accomplissement d’Abd al-Wahhab est d’avoir revendiqué le droit à l’ijitihad (interprétation) à un moment où l’Oumma avait sombré dans le taqlid (imitation); or, expliquent-ils, à la suite d’Abd al-Wahhab s’est construite une institution religieuse qui a confisqué ce droit, et a voulu imposer à tous sa définition de l’orthodoxie. En proposant des interprétations novatrices dans le contexte saoudien, les « islamo-libéraux » seraient, donc, estiment-ils, plus fidèles à l’esprit du cheikh fondateur que les gardiens autoproclamés de son œuvre.

Dans la période troublée qui a suivi les événements du 11 septembre 2001, marquée en Arabie par une véritable phase d’introspection nationale, les islamo-libéraux ont pu bénéficier d’un contexte particulièrement favorable. Mieux, ils ont même reçu le soutien de l’alors prince héritier Abdallah, trop content de trouver des alliés dans la société à un moment où les rivalités avec ses frères étaient à leur paroxysme. Initialement, les islamo-libéraux, qui ont présenté au pouvoir plusieurs pétitions au contenu particulièrement audacieux (ils demandaient notamment la transformation sous trois ans du système politique saoudien en une monarchie constitutionnelle), sont parvenus à rassembler largement dans l’élite intellectuelle, aussi bien chez les islamistes que chez les libéraux, et à faire parler d’eux.

Mais la dynamique s’est vite essoufflée. D’abord, Abdallah, effrayé par leur audace, a, dès la fin 2003, cessé de les soutenir. Ensuite, leur incapacité à emporter le soutien de figures religieuses de poids a limité la portée de leur discours. Enfin, le mouvement a été traversé de scissions multiples, notamment avec une partie de ses alliés libéraux, redoutant la mainmise des islamistes. Profitant de sa faiblesse, le pouvoir a fait arrêter en mars 2004 certaines des principales figures du mouvement. Libérés depuis, ces derniers ont cherché, malgré les entraves du pouvoir, à relancer la mobilisation – sans grand succès.

Religioscope – Alors que l’islam d’Arabie saoudite est surtout perçu comme une offre religieuse destinée à l’exportation, vous montrez bien que la sahwa est d’abord un produit d’importation – l’islamisme – qui a «pris» sur le contexte politico-religieux saoudien – le wahabisme. N’y a-t-il pas pour autant des effets de retour: la synthèse de l’islamisme des Frères et du wahabisme est-elle, en retour, susceptible d’influencer le devenir des mouvements islamistes hors de la péninsule arabique? Dit autrement, hors d’Arabie saoudite se dirige-t-on vers la polarisation ou la réconciliation entre ces deux écoles?

Stéphane Lacroix – La synthèse entre wahhabisme et idéologie des Frères musulmans s’est d’abord produite en parfaite entente. Les oulémas officiels saoudiens, gardiens de l’islam wahhabite dans sa forme la plus pure, et les islamistes liés au mouvement de la Sahwa entretenaient d’ailleurs les meilleures relations jusqu’au milieu des années 1980. Pour rassurer les grands cheikhs saoudiens, des idéologues tels Muhammad Qutb, frère du défunt Sayyid Qutb, avaient même consacré l’essentiel de leur production intellectuelle à démontrer la comptabilité des deux fondamentalismes.

Pour des raisons à la fois politiques et liées à la conjoncture socio-économique, des activistes liés au mouvement de la Sahwa prirent, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, la tête d’un puissant mouvement de contestation qui, pendant un temps, fit vaciller le pouvoir. Soudainement, ce dernier prit conscience du danger. Pour affaiblir la Sahwa, certaines officines gouvernementales travaillèrent alors à détacher le wahhabisme de l’idéologie des Frères, en soutenant par tous les moyens un courant nouveau qui fit alors son entrée dans le champ islamique: le courant dit «jamiste» ou «madkhaliste», du nom de ses principaux chefs de file, les cheikhs Muhammad Aman al-Jami et Rabi‘ bin Hadi al-Madkhali. Pour ces derniers, il y entre le wahhabisme et l’idéologie des Frères incompatibilité totale. Ils rejettent ainsi l’idée même d’engagement politique, décrit comme un danger pour la foi. Très vite, les madkhalistes gagnèrent en présence, et le madkhalisme devint la principale variante salafiste exportée depuis l’Arabie. C’est elle qui est aujourd’hui dominante dans beaucoup de pays, à commencer par la France. Cette situation a naturellement engendré une polarisation entre salafistes et Frères musulmans qui, jusqu’à il y a peu, n’existait pas vraiment. Dans l’état actuel des choses, alors que ce salafisme madkhaliste est devenu un concurrent sérieux des Frères musulmans sur le marché de l’Islam dans de nombreux pays, cette polarisation ne semble pas près de s’atténuer.

Religioscope – Le salafisme aujourd’hui est mondial. Il mobilise sur les dilemmes de l’islam politique un peu partout dans le monde arabe, progresse en Occident, convertit beaucoup. Y voir une forme culturelle d’islam intimement liée à la péninsule arabique est de moins en moins pertinent. Certains chercheurs, comme Olivier Roy, décèlent à l’inverse une apologie du déracinement et de la globalisation car le salafisme refuse l’idée d’un ancrage culturel du religieux. Le succès mondial du salafisme signifie-t-il une perte relative de la centralité saoudienne? Assiste-t-on à des phénomènes d’autonomisation et/ou d’adaptation du salafisme fruit de son interaction avec de nouveaux contextes?

Stéphane Lacroix –
Une idée répandue veut que les salafistes, parce qu’ils se réclament de la lettre des textes sacrés, soient des acteurs figés, insensibles aux variations du social. C’est d’ailleurs ce que proclament les salafistes eux-mêmes, stigmatisant en retour ces musulmans qui «transigent trop facilement avec leur foi».

Cette perception, pourtant, ne résiste pas à un examen attentif. Partout où ils sont implantés, les salafistes ont fait preuve d’une adaptabilité certaine. Le Koweït, où le mouvement salafiste est présent depuis la fin des années 1960, est un cas d’école: tirant leur inspiration de l’Arabie Saoudite, les premiers salafistes commencèrent par refuser toute forme d’organisation, arguant que créer une structure autonome contribuerait à diviser la communauté des musulmans. Pressé par le contexte (et la concurrence d’autres mouvements dans le champ islamique), ils décidèrent finalement au début des années 1970, à la suite de la publication d’un ouvrage qui fit alors grand bruit – «La légitimité de l’action collective» (shar‘iyyat al-‘amal al-jama‘i) du cheikh Abd al-Rahman Abd al-Khaliq – de créer une association, l’«association pour le renouveau du patrimoine islamique» (jam‘iyyat ihya al-turath al-islami). Quelques années plus tard, à la suite de nouveaux développements, ils se décidèrent à présenter des candidats au parlement – ce qu’ils refusaient obstinément au départ, puisque cela équivaudrait à reconnaître la légitimité d’un système qui n’est pas fondé sur la Loi islamique. Depuis, les parlementaires salafistes se sont imposés, à plusieurs reprises, comme des défenseurs acharnés de la «démocratie koweïtienne». Plus récemment, enfin, plusieurs activistes issus du mouvement salafiste ont défié le pouvoir en créant le premier parti politique koweïtien se réclamant comme tel, le parti de l’Oumma (hizb al-umma), dont le programme ouvertement salafo-démocrate a été exposé dans l’ouvrage «La liberté ou le déluge» (Al-hurriya aw-l-tawfan) de son fondateur Hakim al-Mutayri. Notons que le cas du Koweït est loin d’être isolé : des dynamiques comparables peuvent être observées au Liban ou au Yémen.

Cela signifie effectivement une chose : l’Arabie Saoudite perd sa centralité dans la géographie du salafisme. Y contribue notamment, on le voit, l’émergence de cheikhs comme Abd al-Rahman Abd al-Khaliq, qui possèdent une autorité suffisante pour ne plus avoir à se référer aux oulémas saoudiens. Aujourd’hui, ce sont même parfois les développements qui traversent le salafisme hors d’Arabie qui ont incidence sur le mouvement dans le royaume: l’ouvrage «La liberté ou le déluge» a ainsi été abondamment discuté dans les salons saoudiens, où il a alimenté le débat autour des idées du courant islamo-libéral.

Nicolas Dot-Pouillard

Stéphane Lacroix, Les islamistes saoudiens: une insurrection manquée, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, 392 p.

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