Al-Jezira America, antenne à tâtons
États-Unis . Dix jours après son lancement, la nouvelle chaîne d’info qatarie cherche encore ses marques, entre ton sobre, problèmes techniques et audiences faibles.
«Un Vide». «Notre audience va continuer à croître régulièrement dans les semaines et mois à venir», a rétorqué AJAM à ceux qui l’enterrent déjà. La demande est forte, assure la chaîne, avançant pour indice le nombre «très élevé» de visiteurs qui recherchent sa fréquence sur son site web. La petite nouvelle peut aussi faire valoir qu’elle n’est encore accessible qu’à 40 millions de foyers. AT&T et Time Warner ont refusé de l’inclure dans leurs bouquets. «Al-Jezira America pourrait remplir un vide», analyse Robert J. Thompson, directeur du Bleier Center for Television and Popular Culture. L’expert rappelle comment CNN, Fox et MSNBC ont délaissé les news ces dernières années au profit d’«opinion shows» : «Les grandes chaînes d’information américaines récoltent de meilleures audiences avec ces émissions, mais Al-Jezira a les moyens financiers de se permettre autre chose et elle pourrait attirer les amateurs de pur news. Sachant que Fox est numéro 1 avec moins de 2 millions de téléspectateurs, Al-Jezira America n’aurait pas besoin non plus d’une audience énorme pour se faire sa place. Si jamais elle réussit, elle pourrait aussi amener les autres chaînes à reconsidérer le news.»
AJAM «peut changer la donne» aux Etats-Unis, s’enthousiasme même Jeffrey Ghannam, avocat spécialiste des médias. Après des décennies de fermetures de bureaux et de coupes budgétaires qui ont touché tous les vieux médias américains, et notamment les télés, il est même très «excitant» de voir Al-Jezira inverser la tendance, se réjouit-il : «Ça faisait vraiment longtemps qu’on n’avait pas embauché autant de reporters et ouvert de bureaux, particulièrement dans des villes depuis longtemps oubliées par les télévisions comme Detroit.» Al-Jezira America a recruté près de 800 employés qui se répartissent entre son siège à New York et 11 autres bureaux dans tous les Etats-Unis. A l’international, la chaîne peut s’appuyer sur le formidable réseau Al-Jezira, qui revendique plus de 65 bureaux dans le monde.
Biais. AJAM pâtit bien sûr, aux Etats-Unis, de la réputation de sa maison mère, soupçonnée de biais antisémites ou anti-américains, ou même appelée «télé Al-Qaeda» pour avoir diffusé les vidéos de Ben Laden. Un militant conservateur très actif à Washington, directeur du centre Accuracy In Media, Cliff Kincaid, fait ouvertement campagne contre la «chaîne de la terreur», réclamant – sans grand succès jusqu’à présent – une enquête du Congrès sur ses liens avec le terrorisme. «Je trouve sur Al-Jezira des enquêtes de fond qui ne peuvent que combler un accro comme moi, nuance le journaliste John Gizzi, correspondant du site NewsMax à Washington, habitué à zapper entre la BBC, France 24, Russia Today ou la version anglaise de la japonaise NHK. Mais je n’oublie pas qu’Al-Jezira est financée par le gouvernement qatari. Ma préférence va encore à France 24, qui donne vraiment la parole à tous les points de vue lors de ses débats.»
Depuis son lancement, Al-Jezira America souffre également de défauts techniques plus encore que de biais idéologiques, déplorent ses rares téléspectateurs. Après bientôt deux semaines de rodage, l’antenne se distingue encore par ses couleurs ternes, ses plateaux mal cadrés ou ses présentateurs coupés en pleine phrase. Le tout fait un peu penser à un projet universitaire, avec interviews à rallonge de doctes professeurs. «Personne à l’antenne n’a encore promu la cause des Frères musulmans» et «les présentatrices ou correspondantes n’ont pas non plus été forcées de couvrir leurs têtes», a relevé Mary McNamara, la critique télé du Los Angeles Times, pointant en revanche «une tendance regrettable aux difficultés techniques» : «problèmes de son», «écrans noirs», «correspondants mal cadrés»… Même si Al-Jezira veut se distinguer du clinquant de ses consœurs américaines, elle pourrait au moins, se moque la critique du Los Angeles Times, coiffer ses intervenants.