Al-Baghdadi, le « calife » du djihad
A ce jour, il n’existait que deux photos de lui. L’une en couleur, l’autre en noir et blanc, toutes deux floues et de mauvaise qualité. La première, diffusée par le FBI américain, le montre joufflu et mal rasé, la lippe boudeuse et les sourcils fournis. Sur la seconde, provenant du ministère irakien de l’intérieur, Abou Bakr Al-Baghdadi est déjà plus mince, plus chauve, le regard plus acéré, les ailes du nez comme gonflées de colère ; la barbe est plus affirmée, la moustache déjà fournie. Pour l’homme à la tête de l’Etat islamique (EI), la plus grande, la plus riche et la plus violente des organisations terroristes mondiales ayant jamais existé, c’était peu.
On le disait, au contraire d’Oussama Ben Laden, discret et fuyant les caméras, soucieux de préserver son quasi-anonymat, par désir de protéger sa sécurité mais aussi d’entretenir la terreur aveugle et muette qu’il inspire. Ben Laden mettait une certaine coquetterie dans ses apparitions, soignant ses tenues, choisissant avec soin sa kalachnikov et multipliant les références aux premiers temps de l’islam.
Abou Bakr Al-Baghdadi n’avait jusque-là presque pas de visage, il se contentait d’être une voix, annonçant la fin des temps et le retour des premiers temps de l’islam.
Peut-être Al-Baghdadi attendait-il seulement d’avoir assis son pouvoir et proclamé son Etat pour se révéler au grand jour. La vidéo mise en ligne samedi révèle une qualité d’image digne des péplums hollywoodiens: chaque détail est pensé, chaque plan soigneusement choisi. On y voit Al-Baghdadi gravir lentement les marches du minbar, la chaire depuis laquelle le sermon du vendredi est délivré aux fidèles. La foule de fidèles est parsemée de gardes du corps. Pendant le chant de la prière précédant son prêche, le chef djihadiste se perd en prières remuant les lèvres de manière imperceptible. Il est grave et recueilli, comme il sied aux hommes de religion.
Le décor, mélange de tradition (les vieilles pierres de la mosquée, bâtie par l’émir Noureddine Zangi en 1172, au temps des croisades) et de modernité (un micro et un ventilateur), résume le projet de l’Etat islamique: le retour à un âge d’or fantasmatique à l’aide de la kalachnikov et d’Internet. Abou Bakr Al-Baghdadi est apparu tout de noir vêtu (une abaya traditionnelle) et la tête ceinte d’un turban de la même couleur, comme en portent volontiers les descendants du prophète Mahomet (qui se parent du titre de sayyed) dans l’islam chiite, qu’il abhorre tant.
Le prêche, prononcé d’une voix ferme et dans un bon arabe classique, dénote une formation religieuse. Après avoir célébré la sainteté du ramadan et les vertus du djihad, il a essentiellement consisté en une affirmation d’autorité : « Je suis le wali [gouverneur] désigné pour vous diriger, mais je ne suis pas meilleur que vous, affirme l’orateur. Si vous pensez que j’ai raison, aidez-moi et si vous pensez que j’ai tort, conseillez-moi et mettez-moi sur le droit chemin. Obéissez-moi tant que vous obéissez à Dieu en vous. »
Est-on sûr que l’homme qui parle est bel est bien Abou Bakr Al-Baghdadi? Il présente une ressemblance physique certaine avec les clichés diffusés, malgré la barbe longue et noire, parsemée de fils blancs et non taillée, à la manière salafiste. Les sourcils sont les mêmes, noirs et fournis. Seules « nouveautés » : l’embonpoint et une légère claudication. Les autorités irakiennes affirment pourtant qu’il s’agit d’un faux, un leurre, un usurpateur. Qui croire dans ce contexte de guerre psychologique ?
SON MENTOR ? UN « RENÉGAT » D’AL-QAIDA
Tout ce qu’on sait, jusqu’à présent, d’Abou Bakr Al-Baghdadi, tient en quelques lignes. Né en 1971 dans la province de Diyala, la plus mélangée et la plus disputée d’Irak, il appartient à une famille de Samarra, comme l’indiquerait son patronyme, même si l’on ne connaît pas sa véritable identité: Abou Bakr Al-Baghdadi n’est qu’un nom de guerre. La ville, aujourd’hui assiégée par l’Etat islamique, est à majorité sunnite mais abrite une importante communauté chiite. On y trouve le plus ancien minaret utilisé (847 ap. J.-C.), bâti en colimaçon à la manière de la tour de Babel, mais aussi la Mosquée d’or, qui abrite les tombes de deux imams chiites. Cette cohabitation explosive fit de la ville le point de départ de la terrible guerre civile irakienne en 2006, après un attentat ayant détruit le dôme de la Mosquée d’or.
On sait aussi qu’Al-Baghdadi a étudié à l’Université islamique de Bagdad dans les années 1990, à l’époque où Saddam Hussein, affaibli par la défaite de février 1991 face à la coalition internationale qui l’avait chassé du Koweït envahi sept mois plus tôt, laissa libre cours à la religion pour restaurer son autorité sur la société. Contrairement à ce que son appellation de « nouveau Ben Laden » peut laisser à penser, le véritable mentor de Baghdadi n’est pas Oussama le Saoudien, ni son successeur, Ayman Al-Zawahiri l’Egyptien, mais Abou Moussab Al-Zarkaoui le Jordanien. Cet ancien malfrat, né à Zarka, n’était, au moment des attentats du 11-Septembre, qu’un cadre marginal du djihad mondial, un second couteau. Ou plutôt le chef d’un petit groupe de la nébuleuse Al-Qaida, Al-Tawid wal Jihad (« l’unité et la guerre sainte »). Après un bref passage par l’Afghanistan, il s’installe dans le nord de l’Irak en 2002, où il assiste à l’invasion américaine l’année suivante.
Très vite, Zarkaoui prend la tête du djihad antiaméricain, frappant les esprits en décapitant de sa main l’infortuné entrepreneur juif américain Nicholas Berg en mai 2004. Sa marque de fabrique, ce sont les massacres de chiites, qui lui valent un écho certain en Arabie saoudite, où l’autre branche de l’islam est traitée comme une hérésie. Mais l’état-major central d’Al-Qaida, en particulier Zawahiri, désapprouve cette stratégie qui risque de transformer le djihad global en fitna (« discorde ») inter-musulmane. En 2005, Zawahiri écrit, sans succès, à Zarkaoui pour lui ordonner de rentrer dans le rang. Finalement, le renégat est tué par l’aviation américaine en juin 2006 dans la région de Diyala, justement celle dont Baghdadi est originaire.
UNE GÉNÉRATION QUI N’A CONNU QUE LA GUERRE
Al-Qaida en Mésopotamie, la branche irakienne du réseau, est reprise en main par un « commissaire politique » égyptien envoyé depuis le Pakistan par Zawahiri: il s’agit d’Abou Hamza Al-Muhajer (Youssef Al-Dardiri de son vrai nom), qui exerce un comagistère avec Abou Omar Al-Baghdadi, le codirigeant irakien du groupe. L’organisation, qui a fusionné avec plusieurs autres groupuscules djihadistes, dont celui d’Abou Bakr Al-Baghdadi, est rebaptisée « Etat islamique en Irak ». L’objectif affiché est d’autant plus ambitieux que le projet djihadiste en Irak est presque réduit à néant grâce au recrutement, par l’armée américaine, de milices arabes sunnites lasses des excès d’Al-Qaida. En avril2010, Abou Hamza et Abou Omar sont tués, Abou Bakr Al-Baghdadi reprend les rênes d’une organisation très affaiblie mais soudée par la guerre contre les Américains et contre leurs alliés chiites irakiens.
Abou Bakr Al-Baghdadi fait partie de cette génération qui n’a connu que la guerre, ou presque. Celle contre l’Iran a été déclenchée quand il avait 9ans. Elle dura jusqu’en 1988 et fit 300 000 morts, côté irakien. En 1990, l’invasion du Koweït entraîna la guerre du Golfe de janvier-février 1991, suivie de douze années d’un embargo draconien. En 2003, l’invasion américaine délivra le pays de la dictature de Saddam pour le plonger dans un chaos pire encore: la guerre civile a causé plus de 100 000 morts. A peine le retrait américain achevé, en 2011, les violences, en nette décrue, reprennent.
Baghdadi appartient à la deuxième génération du djihad irakien: il a appris des erreurs de Zarkaoui, laisse les populations des territoires conquis se gérer, tisse des alliances avec les tribus et fait abattre tous les ennemis potentiels avant qu’ils ne passent à l’action. Il a amassé un trésor de guerre considérable en pillant les banques, en revendant du pétrole de contrebande, en rackettant et en monnayant au prix fort les journalistes occidentaux kidnappés en Syrie.
UN « SUNNISTAN » PLANTÉ EN PLEIN CŒUR DU MONDE ARABE
Comme l’Afghanistan, l’Irak est un pays en état de guerre permanent, qui a produit une société violente et habituée à vivre dans l’économie de la guerre. Abou Bakr Al-Baghdadi, nourri dans son enfance par la propagande contre l’Iran chiite du régime de Saddam et issu d’une communauté sunnite qui a tout perdu après l’invasion américaine de 2003 au profit des chiites irakiens, en est le parfait produit. La politique sectaire et revancharde du premier ministre chiite irakien, Nouri Al-Maliki, et la guerre civile dans la Syrie voisine, qui oppose la majorité sunnite au régime tenue par le clan alaouite (une branche dissidente du chiisme) des Assad, ont fait le reste.
Surfant sur le ressentiment des sunnites d’Irak et usant du djihad en Syrie comme d’un tremplin, Abou Bakr Al-Baghdadi a élargi sa zone d’influence à un vaste territoire qui va des portes de Bagdad à celles d’Alep, avec Mossoul (en Irak) et Rakka (en Syrie), pour places fortes : un « Sunnistan » acquis au djihad et planté en plein cœur du monde arabe. Les extrémistes du monde entier affluent, attirés par son aura. Son «califat», en passe de faire exploser les frontières de l’Irak et de la Syrie, est installé aux portes de l’Arabie saoudite, qui concentre les premières réserves pétrolières de la planète. Oussama Ben Laden n’en aurait même pas rêvé.