Point stratégique pour le Maroc et l’Europe à l’extrémité sud de l’ancien Sahara espagnol, récupéré en 1975 par le royaume chérifien mais toujours revendiqué par le mouvement indépendantiste sahraoui Polisario, ce poste est le verrou méridional de l’Union européenne, à 2 300 kilomètres au sud du détroit de Gibraltar. « Tout ce qui entre ici de façon licite a vocation à aller jusqu’à Tanger puis l’Europe », assure Boussif Hama, le secrétaire général de la région. L’illicite — migrants, drogue, armes, contrefaçon — ne doit pas passer… Les 80 policiers et douaniers s’y emploient.
Agrandi, réaménagé sur huit hectares, Guerguerat est la vitrine des efforts du royaume pour sa sécurité et celle de l’Europe. « Sa Majesté Mohammed VI est attentive à ce qui se passe ici, confirme Lamine Benomar, ancien ministre. Cette frontière est la plus sécurisée du royaume. Elle garantit à l’Europe l’arrêt des flux des migrations illégales et du terrorisme. » De Rabat à Guerguerat, la sécurité et le développement sont les maîtres mots. « La stabilité par l’économie, la sécurité par le développement », dit Abdellah Amajoud, le directeur de l’Agence de développement économique et social des provinces du Sud. « La sécurité est la première des libertés », insiste l’ex-ministre Benomar.
L’engagement personnel du roi Mohammed VI au chevet des provinces sahariennes, depuis mars 2002, mobilise les énergies. Érigé dans les années 1980, le mur marocain a bloqué les incursions armées venues d’Algérie. Cette menace militaire n’existe plus et ce rempart, long de plus de 2 000 kilomètres, se montre très efficace contre les trafics. Sa seule porte est sous contrôle : Guerguerat, 200 000 passages par an. On y filtre tout : les camions, en quinze minutes, avec deux énormes scanners chinois qui criblent le contenu des remorques (une centaine par jour) ; les voyageurs et leurs passeports, en deux minutes, avec des fichiers informatisés reliés à ceux d’Interpol ; les voitures volées en Europe, dont une cinquantaine sont interceptées chaque année ; les malades, avec un poste médical qui permet de détecter une mauvaise fièvre du type Ébola.
Guerguerat est adossé à un territoire immense. Longtemps négligé par le pouvoir central, son développement est spectaculaire. De Laayoune (200 000 habitants), la capitale économique du Sud, à la frontière mauritanienne, ces provinces du Sud (58 % du territoire du Maroc, 3 % seulement de sa population) se soudent autour de la nationale 1, interminable ruban d’asphalte qui relie Tanger à Guerguerat et, au-delà, à Dakar, Abidjan, Lagos (Nigeria). Ces provinces sont un marché ouvert aux investisseurs, « Européens et Français de préférence », sourit Mohammed Abdellah Bouhjar, le directeur du Centre régional d’investissement (CRI) de Dakhla. La pêche (30 % du potentiel marocain), le tourisme, l’élevage, l’arboriculture et le maraîchage y connaissent des progressions à deux chiffres.
Réunie, en mars, à Laayoune, la Confédération générale des entreprises du Maroc a annoncé soixante projets de développement pour un montant de 550 millions d’euros. L’objectif est de doubler le PIB de la région d’ici dix ans, en créant plus de 120 000 emplois nouveaux. “Patronne des patrons” marocains, Miriem Bensalah Chaqroun (groupe Holmarcom) a montré l’exemple, en implantant deux de ses filiales dans le Sud.
La seule route qui existe doit être élargie sur plus de 1 000 kilomètres. Il faut aussi plus d’eau et d’énergie. « Les besoins sont immenses, car nous allons doubler ici la population d’ici à 2030 », explique Ouissi Hammadi, le responsable d’un chantier de forage d’eau à Dakhla. Le Sud accueillera bientôt 336 éoliennes sur 150 kilomètres carrés. Le roi veut faire de la région une immense plate-forme d’énergies renouvelables.
Obligé de soutenir ce développement accéléré pour sédentariser la population (950 000 habitants), l’État reste le premier investisseur (1,7 milliard d’euros d’argent public) et le premier employeur. En quelques années, 3 300 kilomètres de routes ont été ouverts (il y en avait 150 kilomètres en 1979). Près de 10 000 marins-pêcheurs ont été installés. L’État finance le bateau, le moteur, la formation.
Les populations locales, vivant traditionnellement le dos à la mer, peinent parfois à suivre le rythme. Les nouveaux villages de pêcheurs, modernes et salubres, se remplissent lentement. « Il faut du temps pour changer les choses », soupire le gouverneur de Boujdour. En 1976, ce site (l’ex-Bojador) se réduisait à un phare et une bâtisse. La cité et son arrière-pays comptent aujourd’hui 65 000 habitants, quatre ports, 750 barques de pêche, qui assurent 3 000 emplois fixes.
À Laayoune, longtemps célèbre pour son bidonville, le plus grand du Maroc, Abdellah Amajoud montre la grande baie vitrée et commence une longue énumération : « Regardez ! Les 12 000 baraques insalubres ont laissé place depuis 2006 à 15 000 logements modernes, 22 stades, 10 piscines, 20 écoles… » Même impression de dynamisme à Dakhla, devenue le deuxième port de pêche du Maroc, après Agadir. Il sera transformé en port de plaisance vers 2030, avec l’entrée en service d’un ambitieux projet de port en eau profonde adossé à une zone franche, à 70 kilomètres plus au nord : Dakhla-Atlantique. Investissement : 500 millions d’euros. « Ce sera le Tanger Med du grand Sud. » Dakhla et son arrière-pays, célèbre pour l’un des meilleurs “spots” mondiaux de kitesurf — la “dune blanche”, sculptée par le vent entre le désert et l’océan —, sont passés en quarante ans de 5 000 à 160 000 habitants. Des bâtisses modernes aux couleurs sable et ocre du désert ont remplacé les baraques. « En 1992, j’ai commencé ici avec une école primaire, nous avons aujourd’hui une vingtaine de collèges », se réjouit le directeur du CRI. Ancienne escale de l’Aéropostale, la petite Villa Cisneros des Espagnols n’est plus la bourgade assoupie décrite par Saint-Exupéry. Les renards ont été repoussés loin dans le désert et le Petit Prince lui-même ne s’y retrouverait pas.
De notre envoyé spécial,
Pons Frédéric