Ces arguments, passionnants et complexes, rappellent furieusement ceux qui ont agité la France en 1999. A l’époque aussi, le concept de "parité" avait divisé. Chez certains, il s’agit d’une stratégie provisoire en vue de faire avancer l’égalité. Chez d’autres, de réaffirmer le principe de la différence hommes-femmes. Avec tous les clichés qui peuvent aller avec. La fracture est allée jusqu’à diviser le camp féministe. Entre universalistes et différentialistes. Le principe du "coup de pied dans la fourmilière" l’a emporté. Le retard était si grand qu’on a cru devoir user de ce stratagème pour en sortir.
Dans un pays où la première constituante remonte à plus de deux siècles, la représentation des femmes n’était pas au programme. Le suffrage s’est longtemps dit "universel", bien que réservé aux hommes. Grâce à Mustapha Kemal Atatürk, les femmes turques ont même obtenu le droit de vote avant les Françaises. Grâce à Bourguiba et à des ministres de l’éducation comme Mohamed Charfi, la Tunisie peut s’enorgueillir de compter une classe moyenne féminine éduquée.
C’était le seul "bon côté" de l’autoritarisme dit "laïque", même si la séparation entre le politique et le religieux n’a jamais existé. Il était temps de se débarrasser de l’autoritarisme, mais faut-il renoncer à aller vers une vraie laïcité ? Par peur d’apparaître comme néo-benalistes ou d’ouvrir une brèche, aucun parti d’envergure ne semble revendiquer la fin de l’islam comme religion d’Etat.
Du coup, la question se pose : la démocratie va-t-elle permettre de continuer à avancer vers l’égalité hommes-femmes ou autoriser certains reculs ?
Les progressistes tunisiens ont voulu la "parité" pour préserver les acquis de la modernité tunisienne contre un éventuel retour de bâton obscurantiste. Le problème, c’est que la parité – et non l’égalité – ne pose aucun problème aux intégristes. Puisqu’elle recoupe leur vision différentielle des hommes et des femmes. Et qu’ils n’auront aucune difficulté à présenter des candidates intégristes pour porter leurs idées…
Voilà bien longtemps qu’ils ont imaginé un "féminisme islamique" capable de prôner la parité mais de réfuter l’égalité. Sous prétexte de s’opposer au féminisme dit "occidental". Officiellement, il s’agit de soutenir un féminisme dit de l’intérieur, basé sur des références musulmanes. En réalité, il s’agit de réfuter toute revendication réellement moderniste comme "extérieure" et "occidentale". En vue de prôner un féminisme pudibond et réactionnaire, où la femme porte le voile, accepte une petite tape symbolique si elle désobéit, et ne "doit pas se libérer au détriment de la famille", traditionnelle bien sûr. Un condensé de sexisme déguisé, applaudi par certains intellectuels français – chrétiens de gauche ou tiers-mondistes – comme le comble de l’avant-garde.
En France comme en Tunisie, le chemin menant de la démocratie à l’émancipation est long à parcourir. La démocratie compliquée, mais belle.
Caroline Fourest, essayiste et journaliste, rédactrice en chef de la revue "ProChoix"
Article paru dans l’édition du Monde du 23.04.11