Le soutien trouble de l’Algérie à la Libye de Kadhafi
L’arrivée de la famille du Guide a mis au jour l’appui d’Alger à Tripoli. La peur d’une contagion a renforcé la solidarité entre régimes sécuritaires.
Antipodes. Depuis le début de la crise libyenne, et plus généralement des révoltes arabes, l’Algérie affiche une seule position : celle de la «non-ingérence» et de la plus stricte «neutralité». La réalité est aux antipodes de cette langue de bois mise à mal par une cascade d’informations. Mi-mai, Sadek Bouguetaya, député et membre du comité central du FLN, l’ancien parti unique algérien, est dépêché à Tripoli pour «représenter l’Algérie» à une «réunion de soutien des chefs de tribu à Kadhafi». Il s’y livre à un vibrant éloge du guide libyen et à une diatribe enflammée contre son opposition traitée de «pion des Occidentaux», le tout s’achevant par un retentissant «Que Dieu maudisse la démocratie !»
Il est d’autres situations qui sont plus éloquentes encore que le refus d’Alger de reconnaître le Conseil national de transition (CNT) comme «seul représentant légitime du peuple libyen» contrairement à la Ligue arabe elle-même et à plus d’une cinquantaine de pays. Pendant que Nicolas Sarkozy était acclamé à Benghazi où flottent des drapeaux français, les manifestations pro-Kadhafi laborieusement organisées à Tripoli arboraient toutes le drapeau algérien et des pancartes «remerciant l’Algérie de son soutien». Alger n’a jamais jugé utile de protester contre cette utilisation de son emblème national…
Unanimité. Et que dire des hommes de Kadhafi qui, pour compenser en partie le gel des avoirs libyens à l’étranger, ont sillonné sans trêve le territoire algérien, raflant toutes les liquidités en euros existant dans un pays où l’économie informelle est reine ? Ils ont ainsi fait exploser le cours de cette devise sur le marché parallèle, rendant celui-ci inaccessible aux acteurs algériens du secteur informel. La presse privée algérienne n’est pas en reste, elle qui peut à la fois faire preuve d’une réelle liberté et d’une unanimité confondante quand il s’agit de défendre les «lignes rouges» du pouvoir : aujourd’hui la détestation de l’insurrection libyenne ; hier, le questionnement sur les responsabilités des exactions pendant la guerre civile de la décennie 1990… Ces titres prédisent ainsi un «après-Kadhafi dans la douleur et le sang […] plus monstrueux que celui que la révolte a combattu» (le Quotidien d’Oran du 24 août). Ils tirent à boulets rouges sur les rebelles du CNT traités «d’Al-Qaedistes», dénoncent les «relents néocolonialistes de l’intervention illégale de l’Otan» et «l’attitude belliqueuse du Qatar» qui «menace les intérêts» de l’Algérie. L’émirat est accusé de «dépasser les bornes en finançant par centaines de millions de dollars le CNT et ses différentes branches armées, dont celle d’Al-Qaeda» […] et en prêtant ses avions «pour larguer des armes aux rebelles berbères du djebel Nefoussa» (Liberté du 22 août). Et ce quotidien de conclure : «Pour moins que cela, l’Algérie avait fait la guerre au Maroc.»
Comment expliquer qu’un tel soutien n’ait pas fait scandale plus tôt ? L’impunité habituelle dont jouit le régime algérien en se présentant comme le champion de la lutte antiterroriste y est pour beaucoup. Mais Alger a su capitaliser la méfiance initiale à l’égard des rebelles libyens qui, dès le début de leur insurrection, dénonçaient pourtant l’envoi par l’Algérie de munitions et de mercenaires, y compris algériens pour prêter main-forte à Kadhafi – trois d’entre eux ont d’ailleurs été tués et quinze autres capturés en avril dans les combats d’Ajdabiya. Les démentis «catégoriques» mais laborieux du ministre algérien des Affaires étrangères ont visiblement pesé plus lourd que d’autres paroles dont la circonspection résonnait comme une quasi-confirmation.
Le 19 avril, son homologue français affirmait lui avoir demandé, au cours d’un «entretien téléphonique cordial», ce qu’il en était des «informations selon lesquelles Kadhafi aurait reçu plusieurs centaines de véhicules armés transportant des munitions en provenance d’Algérie».«Il m’a assuré que ce n’était pas vrai», concluait sobrement Alain Juppé, tandis que l’agence de presse algérienne se gardait de mentionner cet aspect de la discussion. Le 22 juillet, le département d’Etat américain était plus explicite, annonçant qu’il «enquêtait sur une livraison d’armes à Kadhafi déchargée dans le port de Djen-Djen et acheminée par voie terrestre vers la Libye». Washington «demandait au gouvernement algérien, s’il était au courant, d’empêcher cette livraison qui constituerait une violation des résolutions de l’ONU».
La «stratégie d’évitement dès qu’il s’agit de l’Algérie», pour reprendre le terme d’un diplomate occidental, sera toutefois plus forte. Deux notes des services secrets français en sont un bon exemple : la première fait état d’un appui d’Alger à Kadhafi, la seconde note le peu d’éléments en attestant ! Il faudra attendre la mise à sac de la représentation algérienne en Libye, la multiplication des passages de Mercedes libyennes en Algérie et les demandes d’extradition formulées par le CNT pour que le scandale éclate.
Ultime verrou. Pourquoi ce soutien à un Kadhafi avec lequel Alger a entretenu des relations plutôt orageuses et qui révèle l’isolement d’un pouvoir algérien faisant figure de dinosaure dans une Afrique du Nord en marche vers les libertés ? Les révoltes arabes et les jugements de présidents déchus ont ressuscité la grande peur des dirigeants algériens : celle des mouvements de rue. Ils perçoivent les précédents tunisien, égyptien, mais surtout libyen et syrien – dont les régimes sont basés, comme à Alger, sur la toute-puissance des appareils sécuritaires -, comme aussi menaçants que… les réformes annoncées par le roi du Maroc. Dès lors, Alger se comporte comme si la survie des régimes de Kadhafi et de Bachar al-Assad constituait l’ultime verrou stratégique à défendre pour se préserver soi-même. Son intérêt était donc que la guerre se prolonge en Libye pour pouvoir surfer sur le sentiment nationaliste algérien en dénonçant l’intervention occidentale et faire peur aux Algériens en assimilant tout changement au chaos et à Al-Qaeda.
Mais avec la chute du régime de Kadhafi, toute la question est de savoir jusqu’où peut aller Alger pour contrer la démocratisation du Maghreb. Si tout indique que le pouvoir algérien saura faire preuve de pragmatisme à l’égard d’un CNT victorieux, nul ne peut exclure dans le même temps des opérations de déstabilisation de ses services de sécurité à la frontière libyenne. Comme cela a déjà été le cas avec la Tunisie.
*José Garçon, Libération du 31/8/11