Le paradoxe est que l’argument du complot continue d’être utilisé alors que Bachar Al Assad, acculé à opérer un distinguo subtil au terme de plusieurs mois de déni de la réalité, a fini par reconnaître, dans un discours devant ses partisans réunis le 20 juin à l’Université de Damas, la légitimité des revendications de certains protestataires, et alors qu’il a tenté, au moins pour la forme, de leur apporter un début de réponse en les conviant, avec l’insuccès que l’on sait, à un "dialogue national". Surtout, dans son simplisme, cette affirmation constitue une injure aux quelque 2 000 Syriens et Syriennes morts sous les balles des forces armées, abattus par des francs-tireurs ou décédés sous la torture dans les geôles des moukhabarat au cours de la même période. Les victimes n’auraient eu que le sort qu’elles méritaient, puisque, traitres à leur pays ou islamistes fanatiques, elles auraient œuvré contre les intérêts de la Syrie et de leurs compatriotes…. autrement dit contre le statu quo prévalant dans le pays depuis des décennies, censé satisfaire les Syriens et leurs aspirations les plus élevées à l’unité nationale et à la fraternité interconfessionnelle.
On accordera à ces "amis de la Syrie", que tous les Syriens ne participent pas au mouvement de protestation. Quelques uns parce qu’ils vivent bien et parfois très bien dans la Syrie de Bachar Al Assad et que, militaires, hommes d’affaires, fonctionnaires, religieux ou membres du parti dit "au pouvoir", ils sont les principaux bénéficiaires du régime actuel. Quelques autres parce qu’ils sont retenus captifs par un pouvoir qu’ils ont depuis toujours servi et auquel ils ont trop intimement lié leur sort. Certains parce qu’ils redoutent un avenir qu’ils ne parviennent pas à imaginer différent. D’autres parce qu’ils n’ont pas encore réussi à renverser leur mur de la peur personnel et qu’ils manquent du courage démontré par leurs compatriotes s’exposant dans les rues à la sauvagerie des appareils dits "de sécurité". D’autres encore parce qu’ils préfèrent ne pas se démasquer trop vite afin d’être en mesure de rallier un camp ou l’autre – celui du vainqueur évidemment – juste avant que retentisse le coup de sifflet final… Mais, même s’ils ne sont pas majoritaires, et n’en déplaise à ceux qui persistent à minimiser le mouvement de protestation, les contestataires ont été suffisamment nombreux pour contraindre le chef de l’Etat à accumuler finalement les concessions, dans une tentative jusqu’ici infructueuse de mettre un terme à la révolution en marche.
On leur accordera aussi que l’Etat d’Israël, qui a succédé ou s’est ajouté aux anciennes puissances mandataires comme utile Deus ex machina du malheur arabe passé, présent et à venir, déteste l’ensemble des dirigeants actuels des pays qui l’entourent. Mais, condamnés au réalisme politique, les gouvernements israéliens successifs, de droite comme de gauche, ont toujours préféré le diable qu’ils connaissaient, en l’occurrence Hafez puis Bachar Al Assad, à celui qu’ils ne connaissaient pas, c’est-à-dire l’alternative pour l’heure inconnue au pouvoir syrien en place. D’autant que, eux aussi adeptes de la realpolitik, ni le père du chef de l’Etat, ni l’actuel président syrien, n’ont jamais rien entrepris depuis plus de 35 ans, ni directement, ni de leur propre gré, contre leur voisin israélien. Depuis l’accord de désengagement de 1974, ils ont préféré réduire la "question du Golan syrien occupé" à un thème de discours, tout en encourageant à la résistance et à l’affrontement, de la voix et du geste, les Palestiniens et les Libanais qui, eux, étaient prêts à se battre pour récupérer leurs droits légitimes ou les parties spoliées de leur territoire.
Officiellement fâchés, Syriens et Israéliens se sont fort bien accommodés jusqu’à aujourd’hui de cette situation. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de se demander, en pensant aux deux tentatives de franchissement de la ligne démilitarisée sur le Golan, le 15 mai et le 6 juin, dates commémoratives de la nakba (l’exode des Palestiniens en 1948) et de la naksa (la défaite arabe de juin 1967), si les deux partenaires n’en avaient pas conjointement écrit le scénario, pour montrer à la communauté internationale, au détriment des malheureux Palestiniens instrumentalisés et conduits à la mort par les factions inféodées à Damas, les risques pour l’Etat hébreu d’un changement de régime en Syrie. On serait moins porté à formuler une telle hypothèse, si Tel Aviv n’avait pas donné d’autres signes étranges de soutien à Bachar Al Assad. On rappellera uniquement ici les fausses interviews exclusives données à une chaîne de télévision israélienne par deux des principaux ennemis jurés du régime syrien, l’ancien vice-président Abdel-Halim Khaddam et l’ancien contrôleur général des Frères Musulmans syriens Ali Sadreddin Al Bayanouni. Le discrédit attendu de tels entretiens avec un "média de l’ennemi" était clairement destiné à favoriser le pouvoir en place.
Si la Syrie ne manque pas d’ennemis qui se réjouissent en secret de ce qui lui arrive en ce moment, elle n’est pas plus aujourd’hui qu’hier victime d’un complot. Elle est plus simplement victime de l’incapacité du régime de Bachar Al Assad d’entendre quand il l’aurait fallu les revendications de sa population. Elle est victime de son refus de répondre de manière claire aux légitimes attentes des Syriens, que la déception a finalement conduits à réclamer son départ. Quoi qu’en pensent les admirateurs d’une "laïcité à la Syrienne" qui n’a jamais hésité à manipuler le radicalisme religieux, et quel que soit leur enthousiasme pour une "coexistence pacifique entre communautés" dont ils semblent ignorer qu’elle préexistait – en mieux… – à l’arrivée aux affaires du Parti Baath, c’est avant tout dans son histoire politique récente et dans ses conditions d’existence présentes que la population syrienne, inspirée par les mouvements intervenus ailleurs, a trouvé les raisons qui l’ont poussée à sortir dans les rues, comme elle le fait depuis plusieurs mois, et comme elle compte bien continuer à le faire jusqu’à la réalisation de ses aspirations, en dépit du coût extraordinairement élevé qu’elle doit acquitter en échange.
L’aspiration à la démocratie n’est ni nouvelle, ni importée en Syrie
Ce n’est pas le 15 mars 2011 que les Syriens ont commencé à se battre pour la démocratie. Leur aspiration à la liberté n’est ni une suggestion, ni une prescription de l’étranger. Elle n’est pas pour eux une lubie momentanée mais une lutte de longue date. Les plus âgés d’entre eux, qui ne nient pas les acquis sociaux, éducatifs et sanitaires du début de la révolution baathiste, se souviennent aussi que le système politique hérité de la période mandataire, en vigueur entre les années 1945 à 1958, était démocratique. Mais il était aussi fragile. Il a reçu le coup de grâce en 1963, pour être remplacé, au terme d’une série de trois coups d’état conduits par l’aile militaire du Parti Baath, par un système fondé sur l’exclusion, l’accaparement du pouvoir, l’appropriation de l’Etat et, finalement, la monopolisation de ses ressources.
Avant que Hafez Al Assad et ses partisans mettent à l’écart et condamnent à la prison ou à l’exil à vie Saleh Jadid et ses camarades, parmi lesquels le président en exercice Noureddin Al Atassi, en 1970, les grandes lignes du nouveau régime sont déjà tracées. Dominé par les militaires, le Parti Baath, qui n’a pas encore été promu "parti dirigeant de l’Etat et de la société", décapite, écarte ou vassalise toutes les autres formations politiques. Les opposants sont constamment menacés et ils ne disposent d’aucune marge de liberté. Les militants syndicaux n’ont pas d’avantage de possibilité d’action. Toutes les catégories de la population, des travailleurs aux paysans, des femmes aux enfants en passant par les jeunes, sont enrégimentées et invitées, dans leur propre intérêt, à adhérer aux organisations de masse contrôlées par le Baath. A l’issue de purges continuelles, l’armée passe sous le contrôle de la communauté alaouite, à laquelle elle commence à servir d’ascenseur social et à fournir les ressources qui lui faisaient jusqu’alors défaut pour envisager d’autres professions.
L’installation au pouvoir de Hafez Al Assad, en novembre 1970, assouplit certaines décisions prises dans le domaine économique par le gouvernement précédent, dominé par des baathistes de gauche. Mais elle n’offre rien de plus aux Syriens dans le domaine politique. Le Parti Baath, utilisé comme tremplin puis comme paravent à ses ambitions par le nouveau chef de l’Etat, se voit attribuer l’exclusivité de la représentation et de l’action politique. Les formations qui acceptent, pour survivre, de se placer sous son égide au sein du Front National Progressiste, voient leur liberté d’action strictement encadrée. En échange de leur silence complice et de leur allégeance, leurs dirigeants obtiennent des sièges symboliques à l’Assemblée du Peuple et des postes honorifiques au sein du gouvernement. Tous les autres partis, de droite comme de gauche, sont pourchassés et réduits au silence. La presse, soumise aux diktats du nouveau pouvoir, ignore ce que tentent de dire ou de faire les opposants. Il ne s’agit pas uniquement des Frères Musulmans, qui ne constituent, au cours de la période de la fin des années 1970 et du début des années 1980, que l’une des composantes de l’opposition combattue par le régime. Ni les membres du Parti Communiste – Bureau Politique, ni les militants du Parti de l’Action Communiste, ni les camarades du Parti Baath Démocratique ne sont épargnés par le refus du pouvoir d’abandonner une main mise que Hafez Al Assad veut totale sur l’Etat et la société. Des centaines de militants de ces différentes formations sont condamnés à rejoindre en prison, à Palmyre et ailleurs, les milliers de Frères Musulmans qui composent le gros des détenus. Après la chute de Hama, en février 1982, une chape de plomb est mise en place sur la population. Son contrôle est retiré au parti pour être confié aux multiples services de renseignements, dont la principale mission est désormais de garantir la tranquillité du président à vie et de son clan.
Lorsque Bachar Al Assad est porté à la présidence de la République, en juillet 2000, une vague d’espoir soulève les Syriens. Se méprenant sur les intentions d’ouverture et sur la réalité de l’autorité de l’héritier, ils se réunissent par centaines, dans la plupart des villes, au sein de forums de discussion, pour formuler des revendications, dégager des priorités et commencer à s’organiser. Des lettres ouvertes au nouveau président, des pétitions, des déclarations, des communiqués politiques appelant à l’ouverture et à la participation politique sont signés et publiés. Des Comités de Relance de la Société Civile sont créés dans l’ensemble du pays. Les partis de l’opposition traditionnelle, regroupés pour la plupart dans le Rassemblement National Démocratique, reprennent leurs réunions et tentent de relancer leurs activités totalement interrompues depuis deux décennies. Des associations de Défense des Droits de l’Homme commencent à travailler, recueillant et publiant des témoignages sur les exactions des forces de sécurité.
La fin du Printemps de Damas, en septembre 2001, et la condamnation à cinq ans de prison de ses principaux animateurs – dix ans pour le Dr Aref Dalileh dont le crime est double, puisqu’il est à la fois opposant et alaouite… c’est-à-dire traitre à une communauté que le régime veut entièrement à son service – dissipent les rêves des opposants. Mais elles ne mettent pas un terme définitif à leur volonté de se faire entendre et d’obtenir une modification du mode de fonctionnement du régime. A l’intérieur, des opposants communistes sortent de la clandestinité dans laquelle ils se terraient depuis près de 20 ans et, en 2004, tiennent un congrès au cours duquel ils donnent à leur formation le nom de Parti Démocratique du Peuple. Pourchassés à la fin des années 1980 et au début des années 1990, les militants et militantes du Parti de l’Action Communiste libérés de prison montrent qu’ils n’ont rien perdu de leur dynamisme et de leur vitalité. A l’extérieur, les Frères Musulmans, dont Bachar Al Assad a refusé la main tendue, tentent à plusieurs reprises de réorganiser l’opposition. En Syrie et dans la diaspora, des dizaines de partis politiques plus ou moins éphémères sont créés, inscrivant la démocratie dans leur dénomination et dans leur programme, et attestant du désir de leurs fondateurs de réveiller leurs compatriotes et de prendre la part à laquelle ils ont droit dans la vie politique.
En octobre 2005, une Déclaration de Damas pour un Changement National Démocratique est rendue publique. Elle réunit la majorité des partis et un grand nombre de personnalités de l’opposition. Les communistes et les nassériens y côtoient des libéraux. Les Frères Musulmans la soutiennent. Cette nouvelle tentative d’unification des bonnes volontés, qui s’inscrit dans une perspective de réforme progressive et non de révolution, montre que, en dépit de la répression qui s’abat sur eux depuis la fin du Printemps de Damas, les Syriens n’ont pas renoncé à obtenir par des voies pacifiques une transition du régime vers un système démocratique. Face à ce nouveau défi, le régime se cabre et, s’abritant derrière le traditionnel "complot de l’étranger", il recourt encore une fois à la manière forte. L’organisation, le 1er décembre 2007, du premier conseil national de la Déclaration, qui réunit plus de 150 personnes de toutes tendances, en provenance de tout le pays, au domicile de l’ancien député et homme d’affaires Riyad Seif, est "le brin de paille qui fait ployer le chameau". Comme en 2001, les principaux animateurs du mouvement sont arrêtés et, condamnés au début de 2008 pour des motifs fallacieux par une Justice aux ordres, ils entrent ou retournent en prison pour deux ans et demi supplémentaires.
Entretemps, plusieurs signataires d’un manifeste appelant au rééquilibrage des relations entre la Syrie et son voisin libanais, la Déclaration Beyrouth-Damas Damas-Beyrouth, ont fait aussi les frais de la tendance du régime syrien à considérer comme une trahison l’expression du moindre point de vue critique. Inclus dans cette charrette, en mai 2006, et condamné pour des raisons sans rapport avec celles rendues publiques, l’opposant Michel Kilo avait pourtant accepté, fin 2004 et début 2005, d’apporter son concours à la réflexion que menaient alors les baathistes, dans la perspective de leur 10ème congrès régional (juin 2005), sur une nouvelle formulation de leurs fondements dogmatiques. Les avocats et autres défenseurs des Droits de l’Homme sont également la cible d’une répression dont l’objectif est de réduire au silence toute voix discordante. Après Anwar Al Bounni, la Justice ordonne l’enfermement de Mohannad Al Hasani et de Haytham Al Maleh.
Ces quelques lignes devraient suffire pour rappeler à ceux qui ont pour unique grille de lecture la théorie des grands complots impérialistes que l’aspiration du peuple à la liberté n’est pas nouvelle en Syrie, que les Syriens n’ont pas attendu mars 2011 pour revendiquer à leurs risque et péril plus de démocratie dans leur pays, et qu’ils n’ont pas eu besoin d’incitations de puissances hostiles à la Syrie pour descendre dans les rues, quand ils en ont eu la possibilité, afin de crier qu’ils en avaient assez des agissements des services de sécurité et qu’ils ne voulaient plus être humiliés.
Le peuple syrien ne veut plus être humilié
Avant de devenir un mouvement de revendication politique, la contestation populaire qui a débuté le 15 mars en Syrie s’est articulée autour de deux slogans extrêmement simples : "Le peuple syrien veut la liberté" et "le peuple syrien ne veut plus être humilié". Il faut avoir vécu en Syrie plus que le temps d’une excursion touristique pour prendre la dimension de l’assujettissement et de l’humiliation vécue au jour le jour par la population syrienne, qui s’attache avec dignité à ne rien laisser paraître auprès des visiteurs de l’étendue de sa rancœur. Il faut avoir parlé à d’autres interlocuteurs que ceux que le régime désigne à ses hôtes officiels pour comprendre la désaffection des Syriens pour ceux qui les gouvernent en général, et pour ceux qui sont censés garantir leur sécurité en particulier. En privé, les hommes de religion, qui sont étrangement les seuls interlocuteurs non institutionnels proposés par la Syrie laïque aux hommes politiques occidentaux, comme les hommes d’affaires, parfois embrigadés dans les holdings présidentielles à leur corps défendant, se laissent de temps en temps aller à révéler l’étendue de leur rejet pour un système dont ils profitent, certes, mais qui les traite depuis des décennies avec aussi peu d’égard que le reste de la population, les maintenant dans une situation d’asservissement et ne leur épargnant aucune vexation.
C’est au début des années 1980, s’il faut fixer une date à cette dérive, que la population syrienne a été livrée au bon vouloir des appareils dits "de sécurité ". A cette époque, le président Hafez Al Assad, qui est sorti vainqueur de son bras de fer avec les Frères Musulmans mais qui a perçu à cette occasion que son régime souffre de rejet de la part d’une bonne partie de la population décide, pour préserver sa pérennité au pouvoir, puis pour assurer le transfert de sa fonction à l’un de ses fils – Basel Al Assad d’abord, puis, après son décès accidentel en janvier 1994, Bachar Al Assad -, de retirer la direction de l’Etat et le contrôle de la société au Parti Baath, qui lui a été de peu d’utilité dans la guerre civile, et de les remettre entre les mains des services de renseignements, qui y ont joué un rôle essentiel. Cette modification a deux conséquences. Politiquement, elle aboutit à marginaliser le parti en principe "au pouvoir", qui n’est plus convoqué en congrès pendant quinze ans, de 1985 à la mort de Hafez Al Assad, en juin 2000. Une semaine après la disparition du chef de l’Etat, un 9ème congrès est finalement réuni dans l’urgence. Il faut en effet porter Bachar Al Assad, qui n’a jamais occupé aucune fonction dans le parti, au poste de secrétaire régional, pour en faire le candidat naturel à la succession. Socialement, elle débouche sur une mise sous tutelle de la population par les moukhabarat. Protégés par un décret leur garantissant une totale immunité, même en cas de mort d’hommes, leurs chefs ne tardent pas à s’accoquiner avec les personnalités les plus riches et les plus puissantes du pays, au service desquelles ils mettent, moyennant rétribution et participation aux bénéfices, le savoir faire de leurs agents dans la manipulation, l’intimidation, la répression et la suppression des opposants. Aussi longtemps qu’ils restent soumis à son autorité et adhèrent à son projet dynastique, Hafez Al Assad ferme les yeux sur leurs agissements. Ils se transforment donc en parasites, vivant au crochet des Syriens qu’ils terrorisent, non seulement pour les contraindre à se plier en silence aux désidératas du pouvoir, mais également pour forcer les entrepreneurs et les commerçants à les accepter comme partenaires ou associés, ou pour extorquer des autres, travailleurs, fonctionnaires, paysans, artisans, membres des professions libérales… l’acquittement d’un certain nombre de "redevances", indues mais utiles à leur sécurité.
Au début des années 2000, la liste des formalités ordinaires de la vie quotidienne requérant une autorisation de l’un ou de l’ensemble des services de sécurité est proprement ubuesque. Il en coûte fort cher aux simples Syriens, puisque, si l’aval en question peut se justifier par l’obsession sécuritaire du régime, il n’est jamais accordé, bien entendu, avant le versement d’une gratification aux agents concernés. Aucun secteur d’activité n’échappe à ce système, qu’il s’agisse d’une recherche d’emploi, d’une demande de passeport, d’une autorisation de voyager… Instruit du mécontentement populaire, Bachar Al Assad ordonne, lorsqu’il a besoin du soutien de la population syrienne au milieu des années 2000, de supprimer les autorisations préalables des services de sécurité dans une petite centaine de situations dépourvues du moindre enjeu stratégique, où elles avaient fini par devenir la règle : l’ouverture d’une échoppe de coiffeur, l’organisation d’une cérémonie de mariage, la gestion d’un Internet café, la garde d’enfants à domicile… Mais, en réalité, la directive présidentielle reste sans effet, les agents des moukhabarat n’étant nullement disposés à perdre ce qui constitue pour eux autant de sources de profits, et les Syriens préférant en fin de compte être pressurés mais obtenir les autorisations demandées, plutôt que se heurter à une fin de non de recevoir de la part de services de sécurité soudain devenus aussi zélés que vertueux.
Aujourd’hui, comme il y a vingt ans, l’officier du service chargé de surveiller votre quartier ou votre corps de métier, peut vous téléphoner à l’approche de l’heure du repas, si vous êtes un petit entrepreneur indépendant, pour vous indiquer que "ses enfants aimeraient bien aujourd’hui avoir une pizza à leur déjeuner". Il peut pénétrer dans votre magasin de vêtement, avec l’un de ses rejetons, et, après choisi et testé sur lui le modèle à son goût, se retirer sans vous proposer d’en acquitter le prix. Il peut même, avant de sortir, vider sans votre autorisation le verre de thé ou la tasse de café aperçue sur votre comptoir. Si vous êtes un petit vendeur à la sauvette, donc forcément en situation illégale, il peut se contenter de vous soutirer une ou deux paires de chaussettes ou quelques paquets de kleenex. Il peut vous convoquer plusieurs jours à la suite et vous faire patienter à la porte de son bureau, du matin au soir, sans autre raison que vous faire comprendre que votre tranquillité est directement conditionnée à la gratification que vous aurez l’amabilité de lui attribuer à échéances régulières.
Aujourd’hui comme hier, les moukhabarat peuvent faire irruption à votre domicile, à toute heure du jour et de la nuit, et, après avoir éventuellement cassé la porte, insulté votre femme et vos enfants et détruit votre voiture et votre mobilier, vous emmener vers une destination inconnue où vous serez retenu pour une durée variable de quelques jours, quelques mois ou quelques années, le tout sans fournir la moindre justification à leur intrusion, et sans exhiber ni carte professionnelle, ni document judiciaire officiel. Il se peut que leur intervention soit motivée par un soupçon à votre endroit qu’ils tiennent à vérifier, ou par un rapport émanant de l’un de vos collègues, de vos clients ou de vos élèves. Mais il se peut aussi qu’elle réponde à la demande d’une personnalité d’influence, irritée de la concurrence que vous lui faites et désireux de vous faire réfléchir aux conséquences de votre juste compréhension de ses intérêts. Il se peut, tout simplement, que le service de renseignements auquel appartiennent ceux qui vous enlèvent soit désireux d’apprendre de votre bouche, faute de pouvoir interroger les premiers concernés, pour quelles raisons vous avez précédemment été interpellé dans les mêmes conditions par un service concurrent…
Est-il nécessaire de préciser que tout cela s’accompagne, de manière devenue banalement naturelle, de toute une panoplie de gestes brutaux, de mauvais traitements, et d’injures ordurières qui s’adressent aussi bien à vous-même qu’à l’honneur de votre famille, de votre femme et de vos filles, quand ce n’est pas à votre religion ? Est-il nécessaire de rappeler que la durée de votre absence ne dépend nullement du juge, qui n’a souvent rien eu à voir dans votre arrestation et qui n’aura souvent rien à dire dans votre remise en liberté, mais uniquement du bon ou du mauvais vouloir de ceux qui vous ont cueilli chez vous ou dans la rue ? Est-il nécessaire d’ajouter que, si le versement d’une "rançon" ne peut à lui seul permettre votre libération, au cas où vous auriez réellement menacé la sécurité du pays ou porté atteinte aux intérêts d’un personnage puissant, cela peut contribuer, dans les autres cas, à une ouverture plus rapide des portes de votre geôle ? Est-il nécessaire d’indiquer que, en cas d’absence de votre domicile, les "visiteurs de la nuit" peuvent – et ils ne s’en privent pas… – prendre en otage un ou plusieurs membres de votre famille, mêmes vos enfants mineurs, pour vous amener à vous livrer de votre propre gré et pour s’épargner des recherches fastidieuses et aléatoires ? Est-il nécessaire, enfin, de vous conseiller de ne pas chercher à vous retourner vers la Justice, pour dénoncer l’ensemble de ces agissements, tous illégaux ? Vous n’avez aucune chance de voir votre plainte aboutir, au cas où elle serait enregistrée : en Syrie, les moukhabarat, véritable état dans l’Etat, n’agissent pas dans le cadre de la Justice, et les juges, qui se préoccupent davantage de leur carrière que du service public, ne se mêlent jamais de ce que font les moukhabarat.
Quand on aura rappelé que les policiers ne se comportent pas de manière moins brutale, qu’ils ont l’insulte et les coups faciles, qu’ils imposent des redevances quotidiennes aux taxis et aux minibus, qu’ils trouvent toujours à redire si vous ne leur achetez pas leur bienveillance et qu’ils sont encouragés à "attendrir" systématiquement les suspects qu’ils appréhendent de manière à faciliter leurs aveux lors des interrogatoires… Lorsqu’on aura rappelé que les officiers de l’armée monnaient couramment les permissions ordinaires, qu’ils font aussi commerce des permissions exceptionnelles, qu’ils utilisent les jeunes appelés à leur propre service, dans leurs usines, leurs propriétés agricoles ou à leur domicile, et qu’ils menacent les jeunes recrues placées sous leur autorité au cas où ils ne rapporteraient pas de leurs visites familiales les "petits cadeaux" qui leur sont réclamés… Quand on aura signalé que les douaniers organisent souvent eux-mêmes les trafics, et que l’un de leurs anciens directeurs, un certain Hasan Makhlouf, avait mis un point et a géré durant plusieurs années un système de franchissement des frontières qui ne rapportait qu’à lui et à ses comparses, chaque jour entre 13 et 15 heures… Quand on aura rappelé que le directeur de l’Hôpital du Cancer à Damas a fourni pendant plusieurs années à ses patients des placébo ou des produits dépourvus de tout principe actif, pour revendre au secteur privé les traitements efficaces ou les attribuer aux seuls clients fortunés… Quand on aura redit que, en Syrie, tout fonctionnaire considère qu’il a le droit, puisqu’il est sous-payé, de vivre sur la bête et de prélever une dime sur chaque opération et pour chaque signature… on comprendra mieux l’explosion de colère des centaines de commerçants du quartier de Hariqa, à Damas, qui ont estimé, le 17 février 2011, que la coupe était pleine, qu’il était temps de ne plus se laisser faire et de dire clairement au pouvoir, après le passage à tabac gratuit de l’un d’entre eux, que "le peuple syrien ne voulait plus être humilié".
Alors qu’il n’était nulle part encore question de contester le régime en place, et à plus forte raison de réclamer le départ de Bachar Al Assad, ni le chef de l’Etat, ni ses conseillers, ni son entourage n’ont pris la mesure du mécontentement en train de naître. Ils n’ont pas compris que les temps avaient commencé à changer et que l’étincelle de la révolte portée par les vents soufflant de Tunisie ou d’Egypte allait trouver suffisamment de bois sec dans leur pays pour provoquer un incendie. Escomptant que les mêmes procédés continueraient à avoir les mêmes effets, ils ont délibérément choisi de réprimer, de recourir à la même violence qui avait permis en 1982 à Hafez Al Assad – au prix de quelque 20 000 morts… – d’avoir vingt années de tranquillité au pouvoir, et d’humilier davantage ceux qui contestaient leur autorité. A Daraa, Atef Najib, chef de la Sécurité politique et cousin maternel du chef de l’Etat, a conseillé aux notables locaux qui venaient lui demander de relâcher les très jeunes gens qui avaient écrit sur des murs des slogans hostiles au régime, "d’oublier leur progéniture, de faire d’autres enfants ou de lui emmener leurs femmes pour qu’il s’en charge lui-même". A Banias, une cohorte de jeunes sunnites entravés a été conduite à pied dans un village alaouite du voisinage afin d’y subir les quolibets et d’y recevoir sur la tête des seaux de détritus. A Al Bayda, des dizaines de manifestants menottés ont été bastonnés et foulés aux pieds par des hommes de main du régime avant d’être emmenés et emprisonnés…
Les Syriens n’ont eu besoin de personne pour parvenir à la conclusion que, s’ils voulaient ne plus connaître les humiliations qui étaient depuis trop longtemps leur lot quotidien, il leur faudrait nécessairement se débarrasser d’un régime incapable de voir en eux autre chose que des sujets et de se comporter à leur égard en recourant à d’autre méthodes que la force et l’intimidation.
Les Syriens veulent redevenir des citoyens
Le 25 juillet, les médias officiels syriens ont annoncé l’adoption par le gouvernement d’une loi instaurant le multipartisme et encadrant la création de nouveaux partis politiques, qui devait être complétée au cours des semaines suivantes par une nouvelle loi électorale. En adoptant dans un délai record un texte promis depuis plusieurs année, mais sans cesse remis aux calendes grecques, histoire de montrer que "la Syrie ne cède jamais aux pressions qui s’exercent sur elle", le pouvoir syrien a imaginé donner satisfaction aux protestataires et les convaincre de renoncer à poursuivre leur mouvement dans la rue. Il n’a tout simplement rien compris.
Les Syriens ne veulent plus aujourd’hui que le régime leur "donne" des lois. D’abord, parce qu’ils ne lui font plus confiance. Ils ont trop longtemps constaté que ses intentions et ses déclarations étaient systématiquement contredites par ses agissements. La violence des "réponses" qu’il a apportées à leurs demandes pacifiques, au long des mois écoulés, ont fini de le discréditer. Ce que les Syriens veulent désormais, c’est contribuer eux-mêmes à la rédaction des lois, si ce n’est directement, du moins par le truchement de ceux qu’ils auront eux-mêmes choisis pour défendre leurs intérêts. Pour le moment, ils ne se sentent "représentés" ni par le Parti Baath, ni par l’Assemblée du Peuple, ni par le gouvernement, ni par aucune autre institution. En d’autres termes, ils veulent être considérés comme des citoyens et respectés en tant que tels. De ce point de vue, la nouvelle loi, encore une fois, leur donne trop peu et arrive trot tard.
Si le régime de Bachar Al Assad souhaite mettre un terme à ce qui a débuté comme une revendication, avant de se transformer en protestation puis en révolution, il doit, comme les manifestants le réclament, retirer l’armée des villes et des villages, museler les moukhabarat, dissoudre les milices de chabbiha, libérer tous les détenus, et, tout en autorisant les Syriens à descendre dans les rues de manière pacifique, convoquer un grand congrès national où l’ensemble des communautés, des régions et des partis seront représentés, et dont l’objectif sera de préparer la transition vers la démocratie… tout en garantissant au chef de l’Etat un départ dans la dignité.