Le ministre Hervé Morin a fait valoir le 14 juin : "Les Français ne comprendraient pas que le ministère de la Défense soit le seul à ne pas participer à l’effort demandé à l’ensemble de la nation dans la lutte contre les déficits." Certes, mais cette directive aura des répercussions douloureuses : sur les trois prochaines annuités budgétaires (2011, 2012, 2013), l’amputation sera de 4,8 milliards d’euros au total. C’est beaucoup. Mais il est pratiquement impensable, de l’avis général des experts des armées consultés ces derniers jours, que la hausse des budgets consacrés aux équipements militaires prévue par la loi de programmation militaire (16,21 milliards d’euros en 2011, 16,64 milliards en 2012, 17,27 milliards en 2013 et 18,01 milliards en 2014, le tout augmenté de l’inflation) reprenne après l’actuelle cure d’austérité.
Loi de programmation intenable
Or tous les modèles sur lesquels le gouvernement et les armées ont travaillé en 2008-2009, à savoir le Livre blanc, la loi de programmation militaire et la RGPP (Révision générale des politiques publiques), ont conduit à l’engagement ferme, avalisé par le Parlement, de consacrer 377 milliards d’euros à la défense d’ici 2020. Il est clair que cette prévision est intenable et que l’heure des choix a une nouvelle fois sonné. Ils vont d’abord toucher les équipements. Pour cet officier d’état-major, "il ne faut pas se faire d’illusion. Sur les 377 milliards prévus, il faut compter que 30 à 40 milliards ne seront pas au rendez-vous. L’exercice est infaisable sans une remise à plat structurelle". Notre interlocuteur estime que si la France veut préserver ses capacités d’intervention dans le monde entier, elle va devoir trancher dans le vif : "Ce n’est pas en réduisant la composante aéroportée de la dissuasion nucléaire qu’on va y arriver, elle ne coûte presque rien. Je veux bien que la dissuasion soit un tabou intouchable, mais la composante maritime avec quatre SNLE, dont un en permanence à la mer, et six SNA pour former leurs équipages, ça coûte les yeux de la tête !"
La dissuasion nucléaire représente annuellement 20 % du budget d’équipement des armées, soit environ 3 milliards d’euros. Provocation ? Peut-être. Mais il est clair que des coupes vont affecter les grands programmes d’équipements.
Des matériels menacés
Rappelons que toutes les armées sans exception sont engagées dans des programmes d’acquisition majeurs, qu’autorisait justement la loi de programmation militaire. L’armée de terre prévoit d’acquérir 650 véhicules blindés VBCI, dont le tiers est déjà livré, attend ses hélicoptères NH-90 de transport, ses hélicoptères Tigre, ses équipements Félin pour les fantassins. Et, surtout, son programme Scorpion, qui, pour 5 milliards d’euros, doit la faire entrer dans une nouvelle époque.
Or l’attribution de ce contrat qui devait intervenir lors du dernier salon de l’armement Eurosatory, qui vient de se terminer, n’a pas été annoncée, ce qui ne constitue certes pas un signe positif… Pour la marine, c’est la même chose : elle change d’époque et doit financer les acquisitions de six sous-marins nucléaires d’attaque Barracuda, de onze frégates multimissions FREMM, du missile de croisière naval, etc. Quant à l’armée de l’air, n’en parlons pas : elle doit financer la livraison de onze Rafale par an, attend avec une impatience croissante le remplacement de ses actuels ravitailleurs vieux d’un demi-siècle par des Airbus A330 MRTT et doit louer des avions de transport russes dans l’attente de ses Airbus A400M. Ils auront cinq ans de retard, ce qui ne les empêche pas de coûter les yeux de la tête. Et il faudra financer tous ces matériels hors de prix avec un budget en baisse ? Impensable…
Pression sur les effectifs
Quant aux effectifs, il paraît inimaginable qu’ils ne soient pas touchés. Mais comment les réduire, alors que les formats prévus pour les trois armées en 2014 (131.000 personnes pour l’armée de terre, 44.000 pour la marine, 50.000 pour l’armée de l’air) ne permettraient déjà que très difficilement d’honorer les "contrats opérationnels" fixés par le gouvernement. À savoir projeter jusqu’à 8.000 km en six mois une force terrestre pouvant aller jusqu’à 30.000 hommes pour une durée d’un an, suivie d’une action de stabilisation ; une force aérienne de combat de 70 avions ; une force navale ou aéronavale de combat de 2 à 3 groupes d’intervention. La loi de programmation stipule noir sur blanc :
"Les armées doivent, en outre, tenir prête en permanence et sous bref préavis une capacité de réaction pouvant être engagée dans un cadre national ou multinational et constituée d’unités d’intervention terrestre (5.000 hommes), aérienne et maritime et des forces de présence et de souveraineté." Sur ces points, il faudra bien que le gouvernement admette qu’on fait moins entendre sa voix quand on ne serre dans son petit poing qu’un bâton de moins en moins lourd. Lors de sa visite sur le porte-avions Charles de Gaulle, le 10 juin, Nicolas Sarkozy a déclaré : "Nous devons consacrer les moyens qui nous permettent de peser sur la scène internationale comme un grand pays, nous devons conserver les capacités d’agir partout dans le monde en projetant nos forces. Sinon, nous ne serions pas un grand pays, nous ne serions plus un grand pays."
Sarkozy, au secours !
Au cours de cette enquête, j’ai entendu bien des prévisions alarmistes. Mais, pour cet officier très politique, il ne faut pas encore crier au feu : "Il existe des solutions, pour préserver l’essentiel (économies, revente de biens immobiliers), y compris le fait qu’il serait normal, au regard des priorités, que la défense ne soit pas touchée trop lourdement. Mais je sais que dans ce cas, il faudra prendre l’argent ailleurs." Un autre relève : "J’ai du mal à imaginer que le président de la République pense que les armées ne doivent pas échapper à la règle commune, simplement pour rentrer dans l’épure budgétaire."
Jean Guisnel