Le fondateur de la psychanalyse y est en effet stigmatisé sans relâche comme un «Rastignac viennois», un Diafoirus pervers, «phallocrate misogyne et homophobe», cupide, onaniste, incestueux, nihiliste, crypto-fasciste et même… antisémite. Sans doute espère-t-il, avec ce tombereau d’injures, conforter sa position de penseur «iconoclaste». Mais d’où lui vient cette rage de dénoncer l’«homosexualité refoulée» de Freud, ses addictions au tabac ou à la cocaïne, son penchant pour l’adultère et la masturbation ? Quelle surprise, tout de même, de découvrir une si forte dose de moraline réactionnaire chez un auteur qui se prétend nietzschéen et libertaire…
Lorsqu’il accuse Freud «de nier la différence de nature entre la santé mentale et la maladie mentale», de justifier «la folie, la perversion, la psychose» en excusant ainsi a priori les criminels nazis (p. 564), ne sait-il pas que c’est au nom de cette différence «de nature» que l’on a légitimé les grands renfermements des temps modernes et les persécutions des prétendus anormaux ? Michel Onfray semble tout à fait fier de sa robuste santé mentale : à la camisole, le «pervers» Freud et ses semblables !
Son indignation est bien commode : elle le dispense de la tâche pénible de lire, de réfléchir sur des concepts. Rien ne nous est épargné des catarrhes de Freud, de ses coliques, de toute «l’odyssée de ses intestins», mais aucune de ses théories n’est sérieusement discutée : pourquoi se donner cette peine, alors qu’il s’agit de fantasmagories issues d’un cerveau malade ? Tel est l’unique argument du livre, ressassé sur des centaines de pages : le pauvre Sigmund souffrait d’une attirance incestueuse pour sa mère. Du coup, il s’est mis à «voir de l’inceste partout». Il manque cependant une prémisse à la démonstration : pour prouver que Freud a eu tort de généraliser son cas, Michel Onfray devrait démontrer qu’une telle pathologie ne se rencontre jamais ailleurs, qu’aucun autre enfant n’a jamais désiré sa mère. Sans cela, son réquisitoire s’effondre…
Notre homme ne s’embarrasse pas de telles subtilités : la psychanalyse «concerne Freud et personne d’autre» ; il s’agit d’une confession autobiographique présentée frauduleusement comme une science. De la Science, Michel Onfray se fait une idée assez sommaire : le Savant est ce héros qui étreint la «matière du monde» (?) dans son laboratoire et ne se remet jamais en cause. Puisqu’il a remplacé le laboratoire par le divan, qu’il avance en «tâtonnant, cherchant, se trompant», en remettant en question ses hypothèses précédentes -voilà bien le signe d’un incurable «scepticisme» nihiliste ! – Freud n’est pas un Savant. Il est donc un philosophe qui s’ignore. Or, Nietzsche nous l’a appris, toute philosophie n’est que la confession de son auteur. CQFD.
On n’aura pas la cruauté d’appliquer cette maxime à l’abondante production de Michel Onfray : se pourrait-il que son «athéologie» ne soit que l’expression de son ressentiment envers ces prêtres qui lui ont gâché son enfance ? que ses affabulations antifreudiennes ne concernent que ses propres fantasmes et personne d’autre ?… Rappelons seulement que ces idoles auxquelles Nietzsche s’attaquait étaient d’abord des idées. Même si Freud avait réellement été ce Docteur Mabuse qu’Onfray nous décrit, la validité de ses théories n’en serait en rien compromise. C’est ce que savaient tous les philosophes qui, de Sartre à Deleuze, de Ricœur à Henry et Derrida, se sont confrontés patiemment, rigoureusement, aux thèses de Freud.
Heureuse époque où il ne suffisait pas de rédiger un biopic un peu trash pour être salué comme un «philosophe» ! Les temps ont bien changé : ces dernières années, nous avons vu déferler tant de médiocres pamphlets et d’essais sans pensée que l’opinion a fini par prendre cette philosophie-spectacle pour la philosophie authentique. Le livre d’Onfray ne fait pas exception à la règle, et l’empressement avec lequel on le célèbre atteste de la misère de l’époque. «A ce dont l’esprit se contente, l’on mesure sa perte» : la France de Nicolas-le-petit a trouvé un penseur à sa mesure.