Prenons d’abord bonne note de quelques évidences. Il n’existe pas, et il faut s’en réjouir, d’exception arabe aux aspirations universelles des peuples à la liberté et à la démocratie. Il ne saurait y avoir de développement économique et social sans évolution politique et démocratique parallèle. Toute société qui aspire au progrès doit marcher sur ses deux jambes. Dans le monde arabe, aussi, n’en déplaise à ceux qui, au nord comme au sud de la Méditerranée, ont voulu sacrifier l’exigence démocratique sur l’autel de la sécurité et de la stabilité. La croissance économique doit aller de pair avec le développement humain, ainsi qu’avec une juste répartition sociale et territoriale des richesses. Le progrès économique et social ne vaut que s’il est équitablement partagé.
Ensuite, évitons les amalgames. Toute assimilation ou comparaison entre le "printemps arabe" et les révolutions qui ont renversé, au début des années 1990, les régimes de l’Europe de l’Est, serait trompeuse et abusive. Dans le cas de ces pays, il s’agissait de systèmes strictement identiques, placés sous la tutelle ferme et directe de l’URSS. La chute de l’Union soviétique a, naturellement, entraîné l’effondrement de ses "satellites-clones". A l’inverse, le monde arabe n’est pas un bloc monolithique. Aucun des régimes politiques en présence ne ressemble à un autre. Les monarchies y côtoient les républiques, les pouvoirs militaires les régimes civils, le système de parti unique le multipartisme. Plus encore, le degré de légitimité du leadership en place diffère considérablement selon les pays. Enfin, certains Etats se distinguent, également, par de fortes réalités tribales ou de nets clivages ethniques et religieux.
Ensuite, les anciens pays du bloc de l’Est ont bénéficié de la prise en charge concertée et volontaire d’institutions structurées. Ils ont reçu les fonds, l’expertise, l’assistance et le soutien de l’Union européenne, mais aussi de l’OTAN, du Conseil de l’Europe, ou encore de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Les Etats arabes, quant à eux, ne bénéficient pas d’une prise en charge similaire à la formidable puissance intégratrice de l’Union européenne. L’organisation régionale, la Ligue arabe, n’a jamais réussi à inventer et à développer de modèle d’intégration véritable, que ce soit au niveau politique, économique, ou en termes de régulation et de gestion des crises.
Cependant, s’il est vrai que les Etats arabes détiennent, chacun, leurs particularités, il n’en demeure pas moins que ces pays sont traversés par des aspirations comparables et confrontés à des défis similaires. Ces pays sont, tous, caractérisés par une population extrêmement jeune, dont la moitié a moins de 25 ans, un taux de chômage élevé, y compris parmi les jeunes diplômés, de fortes disparités sociales, un sentiment prégnant d’injustice et d’exclusion et, enfin, des problèmes de gouvernance, de transparence et de corruption.
Pour autant, les changements souhaités ne seront pas opérés de manière identique. Ils interviendront de façon différenciée d’un pays à l’autre. Il n’y aura pas d’effet domino des expériences tunisienne et égyptienne, où des régimes à bout de souffle et sclérosés n’ont jamais esquissé ou préparé une réelle alternance, en-dehors de leur clan ou de leur système.
Il faut encore conforter les transitions en cours et gérer les risques. Dans ces pays, les révolutions sont nées à la faveur d’une alliance singulière et hétéroclite entre la gauche radicale, de jeunes internautes et les mouvements islamistes. Au sein de cette coalition inédite, les islamistes ont délibérément opté pour la discrétion, de peur de braquer la population nationale, mais aussi et surtout d’effrayer l’opinion publique internationale. Le retrait tactique des formations islamistes a, également, pour objectif de leur laisser le temps de sortir du format de nébuleuse tolérée mais informelle auquel elles étaient jusque-là cantonnées, pour se structurer en organisations politiques et partisanes.
Rien ne garantit qu’au "printemps arabe" en cours dans ces pays succède un "été arabe". L’hypothèse d’un passage abrupt à un "hiver sombre", autocratique, dictatorial, plus répressif encore, n’est malheureusement pas encore totalement écartée. L’expérience iranienne de 1979 reste encore vivace dans les esprits. Enfin, il est à craindre qu’Al-Qaida, après avoir été apparemment prise au dépourvu par ces événements, ne tente de s’y greffer. Le pire n’a donc pas encore été définitivement évité, et tout doit être entrepris pour annihiler l’ensemble de ces risques potentiels et accompagner ces transitions vertueuses et prometteuses, de manière pacifique et non chaotique. A cette fin, un nouveau et immédiat "pacte euroméditerranéen pour la démocratie et le codéveloppement" s’impose. Il prendrait le relais, de manière solidaire et audacieuse, de l’actuelle politique de voisinage de l’Union européenne.
Dans ce contexte, le Maroc a des spécificités avérées et significatives. Le Maroc indépendant a rejeté, de manière catégorique, le système de parti unique. A l’heure où d’autres courants traversaient, majoritairement, le monde en développement, l’acquis précieux de la pluralité politique et de la diversité d’opinion a pu être réalisé, au bénéfice de l’ensemble du pays. Non sans difficultés au demeurant.
Au Maroc, la monarchie millénaire, ciment de l’unité de la nation et garant d’une forte identité aux sources plurielles, se distingue par son dynamisme réformateur, sa légitimité profonde, sa capacité d’écoute permanente, et sa faculté à identifier, pour mieux les combattre, les maux et les dysfonctionnements de la société.
Au Maroc, il existe un jeu politique, certes perfectible, mais réel, où les clivages s’expriment et où la liberté d’expression et de manifestation est assumée et assurée. Les instruments d’intermédiation, les courroies de transmission et les instances de régulation y sont bel et bien présents, bien qu’ils connaissent, parfois, des difficultés, qu’il leur arrive de grincer, de s’emballer ou, à l’opposé, de s’arrêter.
Le Maroc ne craint pas le changement. Bien au contraire, il a connu, en 1998, une alternance gouvernementale pacifique et paisible, dans le cadre de ses institutions et de ses traditions politiques. De plus, il s’est engagé, depuis plus d’une décennie, dans un vaste chantier de transformations majeures, d’ouverture politique considérable, de développement économique soutenu et de progrès social significatif. Les mérites et les résultats de ces réformes sont reconnus par les marocains et salués par la Communauté internationale. C’est précisément le souci permanent de concilier réformes économiques et sociales d’une part, et avancées politiques et démocratiques d’autre part, qui a valu au Maroc l’octroi, par l’Union européenne, du statut avancé, réelle reconnaissance des progrès accomplis par le passé et véritable pari sur leur approfondissement à venir.
Ces réalisations méritent, bien entendu, d’être poursuivies, confortées et approfondies. Pour que la portée des réformes soit optimale et leur accessibilité effective, elles doivent être menées avec une rigueur accrue, des mécanismes de gouvernance rénovés et une transparence renforcée. Car si le chemin parcouru, ces dernières années, est significatif, des défis importants doivent encore être relevés, notamment dans domaine de l’éducation, de la justice, de la santé ou de la lutte contre la corruption.
Le Maroc ne craint pas, non plus, la réforme. Même la Constitution, libérale dès 1962, a été amendée à quatre reprises depuis lors. Ainsi, Mohammed VI a annoncé, le 9 mars, le lancement d’une réforme constitutionnelle large, audacieuse et avant-gardiste. Cette dernière ne sera pas uniquement limitée au processus de régionalisation avancée engagé par le souverain dès novembre 2009, et qui comporte pourtant, à lui seul, des avancées majeures en termes de démocratie et de gouvernance locales.
Ainsi, le roi a exprimé la volonté que la réforme aille bien au delà, dans le cadre d’une réforme constitutionnelle globale et profonde, qui doit assurer la consécration constitutionnelle de l’amazighité (l’identité en berbère), la consolidation de l’Etat de droit, la garantie de l’indépendance de la justice, la consolidation du principe de séparation et d’équilibre des pouvoirs (avec la consécration du principe de la nomination du premier ministre au sein du parti politique arrivé en tête des élections), le renforcement des organes et outils d’encadrement des citoyens, la consolidation des mécanismes de moralisation de la vie publique et la constitutionnalisation des instances en charge de la bonne gouvernance, des droits de l’homme et de la protection des libertés. Ce processus sera mené en consultation et en concertation étroites avec les forces vives de la nation, et notamment les partis politiques, les syndicats et les organisations de la société civile, y compris celles représentant la jeunesse.
Il s’agit là d’une étape historique pour la nation marocaine dans son ensemble. C’est un nouveau pacte entre le trône et le peuple qui se contracte. C’est une dynamique sans précédent vers la consolidation de la démocratie, de l’Etat de droit et des libertés individuelles qui a été enclenchée, selon une démarche rigoureuse et participative. Vaste et exhaltant projet. A nous, Marocains, de nous l’approprier. Dans sa plénitude.
Ainsi, malgré l’ensemble des difficultés rencontrées, des hésitations marquées et des tâtonnements observés, le Maroc avance. Il a emprunté un escalier qui le mène, progressivement, vers la consolidation de la démocratie et de l’Etat de droit. Il lui arrive de s’attarder sur une même marche. Mais il lui arrive, aussi, de grimper des marches trois par trois. L’essentiel est qu’il s’élève toujours vers le haut, vers le meilleur, dans la sérénité, la continuité et l’engagement.
Le modèle marocain, au même titre que les expériences turque et indonésienne, confirme que l’islam est parfaitement compatible avec la démocratie, les droits de l’homme et les libertés. Il est la preuve concrète et tangible que l’évolution est possible sans effusion de sang, sans rupture, sans chaos, dans un cadre structuré et pacifique, qui prend régulièrement en compte les attentes, les aspirations et les préoccupations de tous les citoyens, sans exception.
Taïb Fassi Fihri, ministre des affaires étrangères et de la coopération du royaume du Maroc