Monsieur Abdelilah Benkirane,
Il est des mots qui pansent, et d’autres qui blessent. Des mots qui élèvent, et d’autres qui rabaissent, des mots qui rassemblent et d’autres qui fracturent. Le vôtre, récemment lâché avec une désinvolture glaçante — « microbes » — n’appartient pas au champ lexical de la liberté, mais à celui de l’humiliation. Ce n’est pas un simple faux pas langagier. C’est une dérive grave. Une faillite morale, un naufrage éthique, une chute silencieuse mais brutale de ce que devrait incarner tout homme d’État digne de ce nom.
Car lorsqu’un ancien chef de gouvernement se permet de réduire une partie de ses concitoyens à des parasites invisibles, ce n’est plus une sortie de route. C’est une trahison. Non pas d’un programme politique ou d’un parti, mais d’un contrat fondamental : celui du respect mutuel dans une démocratie. Vous avez franchi une ligne rouge. Celle qui sépare le parler vrai de la violence symbolique. Celle qui distingue le courage politique de la morgue. Et personne ne devrait feindre la surprise : ce n’est ni la première fois que vous choquez, ni la première que vous vous réfugiez derrière le masque d’une sincérité brute pour justifier ce qui n’est, au fond, que dédain et suffisance. À force de confondre populisme et proximité, vous avez transformé la parole politique en outil de clivage, en arme de blessure.
Il fut un temps — il faut le reconnaître — où votre voix avait une résonance. Vos mots, même rudes, trouvaient un écho dans le cœur des délaissés. Vous n’étiez pas l’homme des versets ciselés ni des discours à la Mitterrand. Vous n’étiez pas un orateur classique, ni un homme d’élégance rhétorique. Mais vous aviez ce ton brut, cette cadence singulière, ce souffle qui faisait vibrer les foules. On vous excusait vos écarts parce qu’on voulait croire que vous étiez mû par une forme d’authenticité. On vous tolérait votre rudesse, persuadés qu’elle était enracinée dans un amour sincère pour le peuple. On vous prêtait même une boussole morale. Mais aujourd’hui, force est de constater qu’elle s’est égarée.
Car lorsqu’un ancien homme d’État traite ses compatriotes de « microbes », ce n’est plus la voix du peuple qui parle, mais celle de celui qui se croit au-dessus. C’est là que la fracture devient béante. Ce n’est plus du franc-parler : c’est de la domination. Ce n’est plus du langage populaire : c’est de l’arrogance de caste. Vous n’êtes plus ce représentant d’une vox populi oubliée. Vous êtes devenu, à votre tour, ce que vous combattiez : un homme retranché, enfermé dans ses certitudes, prompt à punir d’un mot ceux qui osent ne pas vous suivre. Vos mots ne rassemblent plus. Ils fendent. Ils piquent. Ils excluent. Ils blessent. Et ce n’est pas de conservatisme ou de progressisme qu’il s’agit ici. Ce n’est pas un débat d’idées. Il s’agit d’un principe fondamental : le respect. Celui que l’on doit à chaque citoyen, quel qu’il soit. Celui que vous avez piétiné, avec une légèreté qui glace.
Le plus affligeant, c’est que cette offense ne vient pas d’un bouffon de la toile ni d’un agité de micro. Non, elle émane d’un ancien chef du gouvernement du Royaume. D’un homme qui prétendait incarner, un temps, l’espoir d’une politique propre, verticale, intègre. Vous avez eu entre vos mains les leviers de l’Exécutif et les clés de la confiance de tout un peuple. Et vous transformez aujourd’hui ce legs en porte-voix d’invective. C’est consternant. C’est indigne. Car ce que vous avez dit, Monsieur Benkirane, n’est pas simplement déplacé — c’est dangereux.
Personne ne s’attendait à des vers de Victor Hugo sortant de votre bouche. Nous vous avons toujours connu loin de l’éloquence classique. Ce n’est pas votre terrain. Votre force était ailleurs : Vous avez toujours préféré le parler cru à la parole construite, la punchline au raisonnement, l’émotion à l’argument. Le populisme, Monsieur Benkirane, peut électriser un soir, mais il ne bâtit ni les lendemains, ni les nations. Ce qui fut votre ressort — parler fort pour se faire entendre — est aujourd’hui votre faille. Parce que ce n’est plus une voix qui cherche l’écho d’un peuple. C’est une voix qui l’écrase, qui l’humilie, qui ne supporte plus la contradiction. Dire de vos concitoyens qu’ils sont des « microbes » n’est pas une maladresse. C’est un aveu de mépris. C’est une blessure infligée au tissu national, une trahison sèche envers ceux que vous prétendiez défendre. Oui, vous avez su parler au peuple. Mais vous avez échoué à parler pour lui.
Votre registre n’a jamais été celui du raffinement — et ce n’était pas une faute en soi. Vous n’étiez ni poète, ni tribun, ni stratège de la syntaxe. Vous étiez le porte-voix d’une colère collective. Vous vous êtes imposé avec une éloquence de souk : directe, rugueuse, tranchante. Mais le souk, Monsieur Benkirane, n’est pas la Nation. Et la rugosité du mot n’a pas vocation à piétiner l’altérité. C’est là votre marque de fabrique. Vous maniez l’argot comme d’autres manient l’argument. Mais à force de frapper, vous ne persuadez plus. Vous blessez. À force de cliver, vous n’êtes plus une voix : vous devenez un bruit. Et derrière ce vacarme, que reste-t-il ? Un populisme d’apparat, drapé dans une fausse proximité, qui a séduit un temps ceux que la politique avait abandonnés, mais qui aujourd’hui n’abrite plus que l’écho d’un profond mépris pour le désaccord. Car ce n’est pas un dérapage isolé. C’est une ligne de conduite. Une manière d’user de l’insulte comme d’un filtre : pour disqualifier ce qui résiste, pour délégitimer ce qui s’oppose, pour faire taire ce qui questionne.
Votre parcours est jalonné de ces dérapages devenus habitudes. On se souvient de vos sorties contre les artistes, contre les femmes, contre les voix qui ne vous obéissaient pas. On se souvient de vos phrases-choc, toujours calibrées, toujours tranchantes, destinées à occulter l’essentiel : les failles criantes de votre gouvernance. les renoncements d’un pouvoir qui s’était rêvé comme une révolution tranquille et qui n’a été, au final, qu’une parenthèse d’austérité sociale, de désillusion, de promesses évanouies. Pourtant, en 2011, vous étiez porté par les espérances de milliers de Marocains lassés des faux-semblants, affamés de justice sociale, avides de vérité. Vous disiez vouloir en finir avec la rente, pourfendre la corruption, assainir les mœurs politiques. Vous brandissiez cette ambition comme on brandit un étendard sacré. Et dans les cœurs, une étincelle s’était rallumée. Mais à l’heure du bilan, il ne restait de vos promesses que les cendres froides d’un espoir trahi. Les slogans étaient flamboyants, les actes, eux, furent ternes. Votre passage au pouvoir, tant attendu par plusieurs, s’est mué en une ère d’austérité, où les classes moyennes ont plié, où les plus modestes ont souffert. Vous, l’homme du peuple, avez gelé les recrutements, taillé dans les subventions, augmenté les prix. Et laissé la jeunesse, cette jeunesse que vous étiez censé écouter, crier son désarroi dans les rues. Le rêve a tourné court. Le réveil fut brutal.
Pire encore, vous n’avez pas brisé les logiques de rente. Vous les avez tolérées. Vous les avez, par votre inertie, laissées prospérer. Les dossiers sensibles sont restés fermés. Les baronnies, intactes. Et nous avons regardé, incrédules, les privilèges fleurir pendant que les principes se fanaient. Vous promettiez l’exemplarité. Vous avez livré l’exaspération. Et aujourd’hui, vous traitez vos concitoyens de « microbes ». Ce n’est plus de la franchise, Monsieur Benkirane. C’est du mépris. Et ce mépris, personne ne vous l’a confié en héritage. Vous vous l’êtes arrogé. Il faut le dire sans détour : les Marocains ne sont pas tenus de se plier à vos caprices pour que vous soyez satisfait. Ils ne vous doivent ni leur pensée, ni leur silence. Le peuple marocain n’est pas un décor pour flatter vos humeurs. Il n’est ni la toile de fond de vos rancunes, ni le tremplin de votre ego. Il est le cœur vivant de cette Nation. Et ce cœur ne bat pas au rythme de votre colère. Il bat avec ses doutes, ses douleurs, ses désaccords. Il ne vous doit rien. C’est vous qui lui devez tout. À commencer par ce fauteuil, que vous n’auriez sans doute jamais rêvé occuper, et auquel vous vous êtes accroché jusqu’à l’ultime illusion de retour.
Le Maroc ne vous appartient pas, Monsieur Benkirane. Il appartient à tous. Et chaque voix, même discordante, même tranchante, a droit à la considération. Car vous le savez : les mots d’un homme d’État ont un poids. Ils peuvent soulever un peuple comme ils peuvent diviser une nation. Et les vôtres, hélas, ne relèvent plus du franc-parler. Ils relèvent du dédain, de la condescendance, de l’arrogance. Ce n’est pas là le langage d’un ancien chef de gouvernement. C’est, au mieux, une faute. Au pire, un signal inquiétant. Sachez-le, il n’existe pas de citoyens « microbes ». Il n’y a que des Marocains. Debout, dignes, parfois égarés, parfois critiques, mais toujours porteurs du même droit fondamental : celui d’exister, de contester, de penser autrement. Et ce sont ces Marocains-là, ces mêmes électeurs, qui vous ont hissé là où vous étiez. Ce sont eux que vous insultez aujourd’hui, d’un revers de phrase glaçant, comme s’ils n’avaient jamais compté.
Le Maroc mérite mieux. Mieux que des mots qui blessent, mieux qu’une nostalgie rageuse d’un pouvoir révolu, mieux qu’un théâtre d’invectives. Il mérite des hommes d’État. Des bâtisseurs, pas des bretteurs. Des figures qui rassemblent, pas qui réduisent. Il mérite des responsables capables d’élever la parole politique, pas de la souiller. Vous êtes libre de vos positions, bien sûr. Mais cette liberté ne vous donne aucun droit de piétiner la dignité de ceux qui ne pensent pas comme vous. La démocratie n’est pas un décor. Elle est un pacte. Et dans ce pacte, la parole n’est pas une arme : elle est un lien. Elle doit éclairer, non stigmatiser.
Alors non, Monsieur Benkirane. Les Marocains ne sont pas des microbes. Ils sont citoyens. Entiers et fiers. Ils sont la sève d’un pays que vous avez dit vouloir servir, mais que vous avez trop souvent offensé dès qu’il vous résistait. Ils n’ont pas à flatter votre orgueil pour exister dans vos discours ni à entrer dans les petites cases mentales de votre ressentiment pour mériter votre considération. Le respect n’est pas une faveur. C’est un droit. Et il serait temps que vous l’intégriez. Et s’il vous arrive, aujourd’hui, d’oublier qui sont ceux que vous insultez, nous, nous n’avons pas oublié. Car une grande partie de ces « bougres », comme vous les appelez, avaient voté pour vous. Ils vous avaient hissé là où vous n’auriez peut-être jamais espéré être. Mais vous avez trahi leur confiance. Et à la veille de nouvelles échéances électorales, il serait bon de vous en souvenir. Car la mémoire populaire est tenace. Et votre démagogie n’aura plus la même résonance face à ceux que vous avez méprisés.
Il vous reste une option. Une seule. Celle du silence. Un silence digne, à défaut d’excuses. Car parfois, il vaut mieux se taire que s’enliser. L’Histoire retiendra peu vos piques, mais elle retiendra votre incapacité à grandir avec la fonction. Le micro ne fait pas la stature. Et la vulgarité ne remplacera jamais la vision.
Avec le respect que je vous dois pour ce que vous avez été, et une réelle inquiétude pour ce que vous devenez.
Une Marocaine parmi d’autres. Mais certainement pas un microbe.