Pour faire grimper l’audience de l’une des chaînes qui pullulent sur la plateforme de partage des vidéos en ligne, tous les moyens sont bons.
« Coucou les filles! Aujourd’hui je vous invite à faire un tour dans ma nouvelle villa », « J’ai fait un canular à ma femme, sa réaction était terrible ! », « Gender party reveal », « vlog de l’accouchement »… Ce n’est là qu’un spécimen des vidéos qui trônent d’habitude sur le Youtube marocain.
Certains « créateurs de contenus », en manque justement de créativité, n’hésitent pas, dans leur quête de célébrité et d’argent facile, à étaler sur la place publique virtuelle des moments censés être intimes de leur vie. Une mise en spectacle qui fait recette, preuve en sont les dizaines de milliers de vues qu’atteignent facilement ces vidéos et qui valent à leurs « auteurs » les premières places du Top 10 du Youtube marocain, de rondelettes sommes d’argent à titre de rémunération et des contrats de sponsoring. Tous les chemins mènent au buzz Sans verser dans la moralisation, il paraît que la médiocrité est devenue monnaie courante sur le réseau social le plus utilisé au Maroc (21,4 millions d’utilisateurs actifs début 2022).
Selon une étude menée en 2022 par le cabinet DigitrendZ, 75% des Marocains suivent des influenceurs sur les réseaux sociaux, avec une moyenne de 15 par personne. Les principaux thèmes d’intérêt sont l’humour, la cuisine et la mode.
Pourquoi ce genre de contenus a-t-il la cote ? Parmi les éléments d’explication, le sociologue Ahmed Al Moutamassik évoque « le pouvoir de l’image qui facilite énormément la transmission ». « Ces contenus, souvent en darija, ciblent les personnes analphabètes ou à faible niveau d’instruction. La recette est aussi simple qu’efficace: on travaille la forme, on joue sur l’image, le corps, les instincts… Bref, tous les éléments iconiques sont mis à contribution pour taper dans l’œil et augmenter l’audience », explique-t-il dans un entretien accordé à la MAP.
Financièrement parlant, renchérit le sociologue, la production de contenus sur Youtube ne coûte pas cher: il suffit d’avoir un téléphone équipé d’une caméra pour tourner une séquence vidéo, un minimum de connaissances en montage pour la traiter et avoir une chaîne Youtube pour la poster. Une seule personne peut gérer tout le processus, de A à Z. Influenceur, un job à plein temps Facile, économique, lucratif… C’est ainsi que le « métier » est généralement perçu. Mais tout n’est pas rose dans la vie d’un influenceur, tempère Sofia Belkamel, productrice de contenu marocaine.
« C’est quelque chose qui me prend énormément de temps et d’énergie. Les gens ne voient souvent que le haut de l’iceberg sans se rendre compte de tout ce qui se trouve en dessous”, assure-t-elle dans une déclaration à la MAP.
Selon cette maman de deux garçons qui partage des conseils mode, lifestyle et fitness avec ses 543 mille followers sur Instagram, un bon producteur de contenu « est amené à brainstormer, créer, filmer, jouer, développer son audience et l’entretenir, être présent tout le temps, faire ses factures, se déplacer souvent, avoir des rendez-vous avec les agences ou des clients… ».
« C’est catégoriquement un métier, nouveau certes mais aussi méconnu », souligne la jeune instagrammeuse et accessoirement comédienne, qui dit avoir créé sa société « pour faire les choses dans les règles ».
Selon elle, il faut avoir de l’instruction et du talent pour percer dans ce domaine.
« Personnellement, j’ai un Bac + 5 en ‘Entertainment and media management’ (divertissement et management des médias) et je n’ai jamais autant utilisé ce qu’on m’a appris en école supérieure qu’aujourd’hui dans ce métier. Un bon producteur de contenu doit aussi avoir du talent dans beaucoup de domaines: photographie, vidéographie, création, marketing, communication, commercial… », détaille-t-elle.
Persévérer et innover pour rester dans le sommet En plus d’avoir du talent, le producteur de contenu doit rester « à jour » pour pouvoir survivre dans ce milieu ultra compétitif des réseaux sociaux. Car l’enjeu n’est pas d’atteindre le sommet, mais de pouvoir y rester.
Selon l’étude du cabinet DigitrendZ, le nombre des « influenceurs » au Maroc a explosé en quatre ans, passant de 1.400 en 2018 à 60.000 en 2022. Tout ce beau monde se livre une guerre sans merci pour avoir sa part du gâteau des vues, des likes, des abonnements et des contrats commerciaux juteux…
Alors que certains optent pour la facilité en privilégiant le sensationnel et le scandaleux ou bien les fameuses vidéos de « Routini Al Yawmi », d’autres, prenant les choses plus au sérieux, ne cessent d’innover pour fidéliser leur public. Mustapha Fekkak, alias Swinga, dont la chaîne « Aji Tfham » sur Youtube compte 816 mille abonnés et des vidéos atteignant plus de 30 millions de vues, résume ainsi les clés de la longévité sur les réseaux sociaux: « travailler avec persévérance, avoir une vision à long terme et diversifier le contenu ».
Interrogé par la MAP sur ses sources d’inspiration, le jeune Youtubeur qui s’est fait connaître par ses capsules visant une plus large diffusion de la connaissance sur un ensemble de thèmes allant de la politique à l’économie et l’histoire, affirme qu’il essaie de « rester à l’écoute des gens pour connaître leurs préoccupations et suivre de près l’actualité politique et économique » d’où il puise ses sujets.
Pour demeurer dans les bonnes grâces du public, il faut aussi ne pas lésiner sur l’argent, insiste Swinga, l’une des personnalités marocaines les plus influentes et les plus aimées sur les réseaux sociaux, selon de récents sondages.
« Il y a des productions qui m’ont coûté cher, comme la web-série sur l’Histoire du Maroc. Au minimum, je débourse entre 60.000 et 100.000 dirhams pour une seule production », précise-t-il.
Décidément, il y a à boire et à manger sur le Youtube marocain. Si certains, dans leur quête acharnée de buzz -ou de « bad buzz », peu importe-, commettent l’irréparable (diffamation, propagation de fake news, outrage à la pudeur…), d’autres ont décidé de dépenser leur temps et leur argent pour véhiculer un message positif ou transmettre une information utile. Reste à savoir distinguer le bon grain de l’ivraie.