Et on pourrait gloser à l’infini sur la liste de ces morts-vivants, hommes de valeur dézingués par ce rire attaché à leurs basques, et qui se traînent, livides, devant les caméras, la peur au ventre.
François Bayrou, ridiculisé par les équipes du "Petit Journal", en chef d’une armée de fantômes burlesques, sans oublier François Hollande, qui n’a quitté ses habits de Flanby chez les Guignols que pour devenir le benêt de la synthèse permanente, sans avis et sans aspérités…
Comment en est-on arrivé là, à cette culture permanente, face aux politiques et à leur parole, de l’agression, du ricanement dévastateur ? "Les élites médiatiques sont désormais perçues comme trop proches du pouvoir, en situation de connivence. On les considère en quelque sorte comme coproductrices du récit du règne. Pour l’opinion, ces journalistes “embedded” ne peuvent plus porter la critique, et comme les partis d’opposition sont eux aussi considérés comme partie prenante du "système", ce sont les humoristes qui se trouvent désormais investis de ce travail critique et, paradoxalement, de la seule parole sérieuse ", analyse Denis Muzet, fondateur de l’Institut Médiascopie.
L’HEURE EST À L’AGRESSIVITÉ
Seuls à n’être pas suspectés dans ce paysage dévasté par la méfiance, les humoristes auraient donc le monopole de la critique "de fond". Et la peur de perdre cette position dominante expliquerait, selon lui, leur violence verbale. Comme s’il fallait toujours pratiquer la surenchère et flirter avec la ligne jaune pour prouver à l’opinion que, décidément non, la "récupération" ne les guette pas.
Les politiques sont-ils désormais condamnés à se taire et à baisser les yeux en attendant l’agression qui suivra, toujours plus violente ? Ce n’est pas l’opinion des communicants chargés par les politiques de faire passer leur message dans l’opinion. "L’heure est indéniablement à l’agressivité, estime Jean-Luc Mano, ancien journaliste qui fut conseiller, entre autres, de Michèle Alliot-Marie et de Christian Estrosi. Et pourtant, je le dis toujours à mes clients, “Les Guignols”, “Le Petit journal” de Yann Barthès, font partie du débat démocratique. On l’a oublié, mais le “Bébête Show”, diffusé [de 1983 à 1995] sur TF1 avec 7 millions de téléspectateurs, ça, c’était de l’extrême violence. Au “Bébête Show”, on sentait la volonté de tuer. Quand Edith Cresson était présentée en panthère lascive se roulant aux pieds de Mitterrand, on avait affaire, à une heure de grande écoute, à un délire machiste inimaginable aujourd’hui, avec une femme premier ministre présentée comme une putain."
Les sketches controversés de Stéphane Guillon sur Eric Besson ou Nicolas Sarkozy sont-ils plus ou moins violents que ceux de Thierry Le Luron sur Laurent Fabius dans les années 1980 ? Cette mise en perspective n’a évidemment pas empêché les politiques et ceux qui les conseillent de mettre en place la contre-attaque. Comment survivre ? "Une règle de base : éviter de prendre en grippe, et même, mais oui, apprendre à s’aimer à travers sa caricature ou sa marionnette, assure Jacques Séguéla, cofondateur de l’agence de communication RSCG (depuis absorbée par Havas et devenue Euro-RSCG), et à qui on doit les deux campagnes de François Mitterrand, "La force tranquille" en 1981, et "Génération Mitterrand" en 1988, puis celle de Lionel Jospin en 2002. Mitterrand détestait la grenouille du "Bébête Show", je l’ai incité à se calmer. Rire avec sa marionnette, parvenir à citer certaines de ses phrases, c’est une façon futée de faire son autocritique, de dire à l’opinion : “J’entends vos critiques.”"
"RICANEMENT PERMANENT"
Avec le temps, les politiques ont aussi fini par comprendre qu’une marionnette, un sketch ou une anecdote diffusée sur Internet et trop éloignée de leur personnalité, n’était pas un danger. "Jospin a énormément souffert sur le plan personnel de sa marionnette le présentant en “Oui-Oui” en voyage au pays des idées dans sa petite voiture jaune. Mais franchement, où était le problème ? Il était tellement aux antipodes de ce personnage, lui si austère, si cadenassé, qu’on pouvait même se demander s’il avait jamais été enfant, ce qui fait que le message des “Guignols” n’avait aucune crédibilité", estime Jean-Luc Mano.
Pour tenir, il faut aussi se définir. " Très intéressant, le cas Jean-Louis Borloo, analyse Jacques Séguéla. Bien sûr qu’on a envie de le connaître, de passer du temps avec lui, et c’est important en politique. Bien sûr qu’il est “autre”, que son roman personnel le distingue de la masse et ça aussi, c’est important. Mais au-delà ? Mitterrand, c’était la force tranquille, Sarkozy c’est l’énergie vitale. Borloo ne s’est pas défini, il demeure fantasque, brouillon. On n’installe pas Gainsbarre à Matignon."
Stéphane Fouks, directeur général du groupe Havas, conseiller des patrons et des politiques, notamment de Dominique Strauss-Kahn, plaide, lui, pour une remise en cause radicale. "Bien sûr qu’il y a un climat dur, qu’il y a ce ricanement permanent, comment le nier ? Mais comme je l’explique à ceux que je conseille, les politiques sont responsables, ils ont créé eux-mêmes ce terreau. D’abord parce qu’ils tiennent un discours dépourvu de sens, qui se cantonne généralement au commentaire de leurs propres actions, ce qui suscite à juste titre l’ironie. Les hommes politiques ont déserté le terrain de l’éditorial, au profit du robinet d’eau tiède. Et ça se paie. Il ne faut pas oublier non plus cette originalité française qui est une tolérance généralisée face au mensonge de la part des politiques. Le mensonge est considéré comme une arme naturelle du pouvoir. Quand “Le Petit Journal” se met à ressortir les archives, ce que plus personne ne faisait, et donc à réintroduire la notion de mémoire en politique, c’est dévastateur."
"AUCUNE CULTURE DE L’IMAGE"
Le politique doit-il devenir saint François d’Assise, faire tout ce qu’il dit et dire tout ce qu’il fait ? Evidemment non. Mais certains mensonges et reniements peuvent être compris par l’opinion, d’autres pas. "Quand la gauche a attaqué Sarkozy sur ses déclarations de 2007 selon lesquelles il n’avait pas été élu pour réformer les retraites, alors qu’il faisait exactement le contraire, elle s’est trompée. L’opinion peut comprendre ce mensonge, légitimé par la nécessité d’agir, et l’ironie des blogs sur le Net – le passage en boucle des anciennes déclarations du président – n’a eu aucun effet", analyse Jacques Séguéla.
Saint homme, sans doute pas, mais abstinent, probablement. "Je les vois, les politiques, armés de leur seule culture de l’écrit, et aimantés par la télé comme des mouches devant un bol de sucre. Ils s’y précipitent, sont interrogés sur des sujets qu’ils ne connaissent pas, n’ont aucune culture de l’image. Et c’est l’idiotie prononcée et reprise en boucle. Combien sont capables de refuser une émission, ou bien, comme Jérôme Cahuzac, président PS de la commission des finances de l’Assemblée, interrogé récemment sur l’absence de décollage de Martine Aubry dans les sondages, de dire : “Je ne sais pas” ? Très peu ", s’agace Stéphane Fouks.
“EN POLITIQUE, OU ON SE RÉPÈTE, OU ON DIT DES CONNERIES"
Yann Barthès et le décryptage systématique des fameux "éléments de langage", ces mots-clés et autres bribes de phrases distribués par les communicants aux politiques pour les aider à structurer le discours, répondre à une crise, et qui sont répétés, et désormais tournés en ridicule, ne sont pas considérés comme des dangers. "Qu’on ne me dise pas que Yann Barthès bride la parole politique, s’amuse Jean-Luc Mano. Il n’y a là rien de bien grave, les gens sourient, et c’est sans conséquence. Je rappelle toujours cette phrase de Mitterrand, que je crois encore vraie : “En politique, ou on se répète, ou on dit des conneries”."
Plus problématique, la disparition du "off" met les politiques dans une situation très délicate. Les micros, ceux des journalistes, mais aussi des quidams de la rue, captent désormais le moindre échange. Et le Net démultiplie les possibilités de visionner ces moments d’intimité volés.
Patrick Devedjian, François Bayrou, Marielle de Sarnez, José Bové, n’en ont pas été les seules victimes. La France entière s’amuse, sans toujours saisir les conséquences de cette confusion entre parole publique et privée. "Il est évident que les politiques développent désormais ce qu’on pourrait appeler le “complexe de l’assiégé”. Quand je fais une visite de terrain avec un politique, je ne cesse de lui dire “tais-toi”, “fais attention”, car on craint comme la peste ces images ou phrases volées au micro, au téléphone portable, qui vont filer sur le Net, et contre lesquelles on ne peut rien ", déplore Jean-Luc Mano.
Alors, bien sûr, la qualité du contact entre politiques et électeurs s’en ressent. Michèle Alliot-Marie rieuse, enjambant les barricades de la place de la Concorde le soir de l’élection de Nicolas Sarkozy pour figurer sur la photo près du nouveau président et mettre en scène son ralliement, le referait-elle aujourd’hui ? " Sans doute pas, estime son équipe. On aurait trop peur du corsage qui s’ouvre, et hop, un sein qui sort, et la photo qui part sur le Net et la ridiculise. "
DE NOUVELLES RÈGLES DU JEU
Au-delà même de cette spontanéité perdue, les conséquences de cette traque inquiètent certains communicants. "Il y a un certain type d’homme politique qui n’aurait plus sa chance aujourd’hui. Je crois vraiment qu’avec cette volonté permanente de les piéger, de les ridiculiser, des Séguin, des Rocard, avec leur brusquerie, leur phrasé particulier, leur affectivité compliquée, finiraient par être si corsetés qu’on ne les remarquerait pas ", déplore Jean-Luc Mano.
Pour Stéphane Fouks, les nouvelles règles du jeu, qui imposent maîtrise et rigueur, sont une chance. "L’opinion considère désormais la maîtrise de la communication comme une épreuve initiatique. Que le meilleur gagne. Un homme incapable de comprendre les règles, de gérer son image, peut-il maîtriser l’Etat ? Quelqu’un qui n’a pas les nerfs suffisants, qui ne comprend pas les messages envoyés, qui ne sait pas faire les efforts qui s’imposent n’est tout simplement pas fait pour le job. "
Une véritable apologie du darwinisme en politique qui fera peut-être regretter les Séguin, les Borloo, tous ceux-là qui à l’évidence ne sont, n’étaient pas des prédateurs, et dont les différences, les failles et les révoltes faisaient peut-être le sel de la politique.
Anne-Sophie Mercier