France 2 : le mal commence à 350 volts…
Bravo ! La candidate se « rebelle » ! Elle ose enfin dire non à Tania Young et au public qui l’encourage pourtant à continuer. Mais que s’est-il passé pour qu’elle se rebiffe soudain ? Il s’est passé qu’à 360 volts, son cobaye (en réalité un comédien, les volts n’existant que dans l’esprit de la candidate) s’est mis à sangloter, il a dit qu’il n’en pouvait plus. On l’a même entendu se débattre dans sa cabine et supplier qu’on le libère. Il ne veut plus jouer le jeu et recevoir une décharge plus forte à chaque mauvaise réponse.
La soirée a trouvé son héroïne : dans ce film comme dans le débat qui va suivre, elle sera présentée comme un modèle de "liberté" et de "révolte"…
Ainsi, on peut, à la télévision française, électrocuter un homme jusqu’à 360 volts et incarner… la résistance au pouvoir. Seule Claude Halmos, psychanalyste, aura une petite phrase sur le fait que TOUS les candidats ayant accepté sont des bourreaux, évidemment, et pas simplement ceux qui vont jusqu’à 450 volts. Mais on est vite passé à autre chose.
Les articles et commentaires qui accompagnent la diffusion de cette émission, y compris pour la critiquer, répètent d’ailleurs tous la même chose : stupéfaction quant aux 80 % qui vont jusqu’au bout. Les autres, les 20 % qui restent, ceux qui infligent jusqu’à 360 volts, laissant leur victime au bord de l’arrêt cardiaque, sont les bons de l’expérience. Ils seront d’ailleurs rangés dans le documentaire dans la catégorie des "désobéissants", illustrée par cet incroyable héros de la place Tiananmen, qui était venu se dresser devant une colonne de chars. On reste sans voix.
Henri Verneuil, dans son film I comme Icare, avait au contraire très bien su mettre en évidence cette horreur dans l’horreur en piégeant Yves Montand (et nous avec lui). Celui-ci, héros positif de l’histoire et interprétant un rôle d’enquêteur sur l’assassinat du président d’un Etat fictif, ne s’insurgeait là aussi qu’à partir du moment où le faux électrocuté était à l’agonie. Le vrai cobaye devenait alors Montand lui-même, honteux d’avoir une tolérance à la torture aussi élevée….
Mais que ni le documentaire de Christophe Nick ni le débat animé par Christophe Hondelatte qui s’en est suivi, ne fassent à aucun moment ce constat terrible du seuil de tolérance qui recule par petites doses (c’est justement tout l’intérêt de l’expérience de Milgram, car beaucoup moins de personnes injecteraient du 220 volts d’un seul coup), que jamais ils n’aient fait ce travail qui aurait enseigné la véritable résistance et la véritable humanité (à savoir, à titre informatif, on ne sait jamais : le refus de la moindre électrocution faite à qui que ce soit, même pour jouer), on en avait presque la nausée, abattu de ne plus reconnaître, au moins pour un soir, sa France des Lumières et de la raison.
Ainsi a-t-on assisté à ce spectacle accablant de perversité : la télévision française, venue pour nous expliquer, à grand renfort de publicité les jours précédents, qu’elle avait enfin pris conscience qu’elle était trop violente dans certains de ses programmes, dans la manipulation du téléspectateur (en réalité, l’expérience de Milgram porte davantage sur le fonctionnement de la tyrannie en général, comme cela a été dit lors du débat, mais passons), fixait sa limite à la torture à 360 volts…
Autrement dit, elle veut bien du candidat qui peut pousser la manette à 360 volts, mais celle à 450, non ! Etait-elle consciente de ce qu’elle faisait ? A-t-elle elle-même intériorisé cette barbarie banalisée qu’elle produit depuis quelques années ?
S’est-elle même rendu compte que les 80 % d’individus qui sont allés jusqu’à 450 volts ne sont pas représentatifs de TOUS les Français, mais seulement de ceux qui ont accepté de participer à ce pilote, et qui ont déjà, sans vouloir les offenser, un sérieux problème à la base…
Au passage, on apprenait aussi lors de cette soirée que les pauvres types qui étaient allés au bout de l’électrocution étaient des braves gens "comme nous". Ben oui, on a tous comme petit plaisir d’envoyer du 450 aux amis qui viennent dîner !
Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce que notre héroïne aurait fait il y a soixante-ans ans.
Sans doute aurait-elle été horrifiée en apprenant Auschwitz, après la guerre.
Peut-être aurait-elle eu le cœur un peu serré le matin du Vél d’Hiv’ en entendant des cris d’enfants dans son immeuble.
Mais au port de l’étoile jaune, une chose est certaine : elle n’aurait même pas vu le problème.
La grande barbarie non, la moyenne oui.
C’était, mercredi soir, le modèle montré à la France par sa télévision, "prescriptrice de valeurs" comme disait justement Christophe Nick lui-même.
Une honte.
Stéphane Chomant est secrétaire général de la Maison Zola-Musée Dreyfus (Médan, Yvelines).