Bien sûr, la communauté internationale – celle-là même qui, le 17 mars, a pris la résolution historique d’empêcher, par la force, le bain de sang promis à Benghazi – ne peut rester sourde aux rumeurs d’exactions contre des civils dont seraient coupables telles unités de combattants rendus fous par la sauvagerie des kadhafistes ou par la lâcheté de leurs snipers embusqués dans les immeubles et tuant d’une balle dans la tête des libérateurs de 18 ans.
Je n’ai cessé, moi-même, ces derniers jours, d’adresser à mes amis du CNT, au président Abdeljalil ainsi qu’aux commandants du front ouest que j’ai eu l’honneur de côtoyer à Misrata, en mai dernier, des messages dont la substance est : "l’Histoire juge aussi le vainqueur d’une guerre et, plus encore, d’une guerre de libération à la façon dont il traite son adversaire vaincu ; quelles que soient les circonstances, la dureté des combats, voire l’évidence des crimes de guerre ou contre l’humanité dont l’autre s’est rendu coupable, les conventions de Genève sont sans appel et exigent son absolue sauvegarde ; César, vainqueur des Gaules, n’a-t-il pas perdu le bénéfice moral de son triomphe en ramenant Vercingétorix à Rome, en l’humiliant et en le faisant mettre à mort ? la gloire posthume de Saladin ne doit-elle pas, inversement, beaucoup à la magnanimité dont il fit montre après l’avoir emporté sur les croisés et alors qu’il les tenait à sa merci ? bref, la droiture dont vous avez fait preuve tout au long des sept mois écoulés entre vos premières insurrections et la libération de Tripoli, le souci qui fut le vôtre de mener une guerre quasi irréprochable, d’empêcher les règlements de comptes et les exécutions sommaires, votre volonté de réserver à vos prisonniers, comme j’en ai été témoin à Zintan, un traitement conforme aux conventions internationales, tout cela doit se retrouver, plus que jamais, à Syrte."
Reste que rien, à l’heure – lundi 17 octobre – où j’écris ces lignes, n’indique que le CNT ait manqué à cette règle d’or.
S’il y a, çà et là , d’inévitables bavures, l’obsession de son commandement semble bien être, à ce jour, d’appeler ses troupes à la retenue et de les exhorter à s’interdire tout acte de représailles.
Et je trouve, à l’inverse, passablement légers les commentateurs qui, en mal de sensationnalisme et n’aimant rien tant, comme d’habitude, que le petit jeu consistant à voir s’échanger les rôles entre victimes et bourreaux, résistants d’hier devenus oppresseurs de demain, commencent de nous dépeindre une armée de chebabs transformant Syrte en un nouveau Misrata.
Cette comparaison est une infamie qui oublie juste un détail. A Misrata, Kadhafi avait bouclé la ville et pris les civils en otages. A Syrte, le CNT a ouvert la ville ; invité ses habitants à en sortir ; il a attendu plusieurs semaines avant de donner l’assaut – le temps, pour celles et ceux qui le voulaient et le pouvaient, d’être évacués.
Comparer les dommages infligés, par exemple, à l’hôpital de Syrte et la destruction de tous les bâtiments publics de toutes les villes prises, pendant la guerre, par la soldatesque du dictateur est une vilenie qui omet un autre détail. Les chiens de guerre à la solde de l’ancien pouvoir, quand ils entraient dans les villes, avaient un plan d’éventrement et de destruction préétabli ; ils connaissaient l’emplacement des mosquées, des écoles, des hôpitaux et, quand ils n’y abritaient pas leur artillerie et leurs chars, les visaient à dessein ; ils pratiquaient l’urbicide méthodique, systématique, prémédité. Les chebabs qui pénètrent, en ce moment même, dans Syrte sont, au contraire, des civils inexpérimentés, entrés par force dans cette guerre ; ils n’ont aucune connaissance préalable de la ville qu’ils investissent dans la crainte et la stupeur ; lorsqu’un de leurs obus touche le toit d’un hôpital, c’est une horreur, une monstruosité, un drame – mais c’est, aussi, une erreur, un acte non prémédité et cela change tout.
Venir nous raconter, enfin, que l’Otan aurait "hâte" de sortir du "guêpier libyen" et, avec son "bras armé" du CNT, mettrait les bouchées doubles pour liquider "au plus vite", et quel qu’en soit le coût, les derniers bastions d’irréductibles témoigne d’une mauvaise foi étrange quand on sait le temps passé, au contraire, par le CNT à tenter d’obtenir une reddition dans l’honneur ; puis, les précautions prises pour avancer lentement, prudemment, en minimisant les pertes tant chez les combattants que dans la population transformée par l’adversaire en bouclier humain ; sans parler du fait que l’Otan a, depuis dix jours, pratiquement cessé ses frappes sur Syrte.
Que les séides de l’ancien régime tentent, en une dernière et lugubre pirouette, de se faire passer pour des victimes, c’est normal.
Que tout ce que notre classe politique compte de plus fétide veuille – Marine et Jean-Marie Le Pen en tête – "tirer son chapeau" à la "résistance" d’hommes qui ne se battent, en réalité, que parce qu’ils sont conscients d’avoir à répondre, lorsqu’ils seront capturés, de crimes abominables, c’est dans l’ordre des choses.
Mais, de grâce, ne tombons pas dans le piège des fausses symétries et des procès d’intention.
Je continue, pour ma part, et jusqu’à nouvel ordre, de saluer la dignité de ces combattants de fortune qui, comme au premier jour, font la guerre sans l’aimer.
(Le point)