Grégory Kapustin: « J’ai quitté la terrasse du café 15 minutes avant l’attentat »
Le Maroc n’avait plus connu cela depuis 2003. L’attentat du 28 avril à Marrakech, place Djemaa el Fna, a fait au moins 16 morts dont plusieurs Français. Le journaliste Grégory Kapustin* et son photographe étaient présents lors de l’explosion.
Nuages gris sur Marrakech ce matin, après le soleil éclatant d’hier. Notre shooting en lumière naturelle est repoussé. Le photographe Pierre Faro et moi quittons donc le désert rocailleux d’Agafei pour la ville, évitons le moderne Gueliz et ses cafés lounge, pour prendre un café sur Djemaa el-Fna, la tumultueuse, la bruyante, la fantastique.
11H30, « La Place » n’est qu’à moitié pleine, c’est-à-dire complètement vide par rapport à ce dont elle est capable vers 20H, l’heure de pointe. J’ai mes habitudes à Marrakech, où vit ma famille, et nous allons donc en terrasse de l’Argana, délaissant son alter égo tenu par des européens, le Café de France. L’Argana est moins cher, car tenu par un marocain, et sa terrasse offre une vue toute aussi belle de la place. Son rez-de-chaussée est fréquenté par des marocains, sa terrasse par des touristes. La devanture vend des glaces et des pâtisseries devant les passants et les voitures – qui ont encore le droit de circuler sur la place à cette heure-ci.
Je dois appeler un client et avoir une longue conversation avec lui. Il n’est pas disponible. Nous finissons notre café et notre jus d’orange (j’apprendrai plus tard que c’est la même commande qui sera effectuée par les deux kamikazes) et quittons la terrasse et sa dizaine de clients. Je me souviens encore de la magnifique femme qui montait sur la terrasse quand je la quittais.
Je règle l’addition. Nous marchons moins d’une dizaine de minutes dans les allées pleines de la médina jusqu’à la Place des Épices, quand nous entendons une forte détonation. Personne ne bronche…
Nous montons sur une terrasse, où le téléphone arabe marche à plein ; une amie me traduit les gazouillis et c’est une « bonbonne de gaz » qui a explosé sur la place.
« – Ne prenez pas de photo monsieur, c’est indécent…
– Nous y étions il y a un quart d’heure…
– Alors allez-y, prenez des photos. Dieu vous a parlé aujourd’hui ».
Oui, Dieu nous a parlés. Il nous a dit que ce n’était pas notre heure.
Bien évidemment l’horreur des corps emballés sous nos yeux est marquante. Le calme qui régnait après l’explosion m’a aussi impressionné : de la place des Épices à Djemaa El-Fna après l’explosion, nous avons traversé une médina tranquille, commerçante, joyeuse, qui n’avait encore rien compris de ce qui se passait. Et même plusieurs heures après : mises à part les barrières qui quadrillaient la place, la vie commerçante et touristique continuait sans sourciller dans la grouillante ville rouge. Aussi, l’acharnement m’attriste. Cet acharnement que mettent des terroristes à matraquer ce pays si progressiste, si mature et si ambitieux que le Maroc, alors qu’il arrive à peine à faire sortir de la misère son peuple mosaïque… Le « punir » (il s’agit de cela) pour son modernisme et son ouverture, en lui coupant une denrée importante qu’est le tourisme, est affolant. Sur la place, les Marrakchis répètent « hchouma, hchouma », car c’est « hchouma » [la honte, NDLR], oui.
Ce qui m’a finalement le plus marqué est certainement ce que l’on en retient personnellement : être en vie, le fêter avec sa famille, l’image de cette femme montant les escaliers vers la mort, le père et son enfant français croisés aux toilettes, le « choukran-bonne-journée » du serveur que j’ai quitté – et vu pour la dernière fois.
Le Maroc est trop beau pour ceux qui le jugent par leur regard intégriste.
*Grégory Kapustin est journaliste et écrivain