Mais le jour même où il tenait ces propos, on entendait d’autres commentaires, plus ambigus. Ils laissaient entendre que rien ne devait être écarté si Bachar Al-Assad, le tyran de Damas, poursuivait sa stratégie de massacres au mépris du plan de l’émissaire Kofi Annan et du projet de déploiement de 300 observateurs de l’ONU.
Une petite musique interventionniste semblait ainsi flotter ce même 19 avril… à Paris, où se tenait une réunion "ad hoc" sur la Syrie, en présence de la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, du prince Saoud Al-Fayçal, ministre des affaires étrangères d’Arabie saoudite, et de son homologue qatari (également premier ministre), Cheikh Hamad Bin Jassim Bin Jaber Al-Thani. Le Qatar est un farouche partisan du renversement de Al-Assad par l’action extérieure – au point d’avoir discrètement démarché l’OTAN dans ce sens, en mars. En vain.
Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, a, lors de la réunion de Paris, souligné le risque de "conflit régional" au Moyen Orient s’il n’était pas mis fin au cycle des violences perpétrées par le régime Al-Assad. Il fut question de passer à "d’autres options" si le plan Annan devait échouer. Le ministre saoudien appela à armer les rebelles syriens – ce que, selon nos informations, son pays a déjà commencé à faire, clandestinement, au côté du Qatar.
Mme Clinton a déclaré qu’il fallait rechercher auprès du conseil de sécurité de l’ONU une "résolution de sanctions sous chapitre VII", un chapitre de la Charte des Nations unies qui peut autoriser l’emploi de la force (mais pas dans tous les cas de figure, comme le montre l’article 41). Mme Clinton prône "des interdictions de voyager, des sanctions financières, un embargo sur les armes". On est loin de la résolution 1973 à l’origine de l’intervention en Libye. Toutefois, la référence au "chapitre VII", reprise également du côté de l’opposition syrienne, qui veut des couloirs humanitaires et des zones sécurisées, constitue un glissement sémantique notable.
Et Mme Clinton a fait un autre commentaire intrigant : "Il faut entretenir l’incertitude chez Assad en laissant des options sur la table". La Turquie, relevait-elle, envisage d’invoquer les mécanismes de solidarité au sein de l’OTAN, pour faire face aux vagues de réfugiés et aux débordements armés du conflit syrien sur son territoire national. Si Ankara franchissait ce pas, quelle serait la réaction concrète des alliés ?
On ne peut exclure que les propos de Mme Clinton – qui avait contribué à convaincre Barack Obama d’intervenir en Libye – relèvent d’un jeu de pressions psychologiques sur le pouvoir de Damas. Des rodomontades pour mieux masquer l’impuissance de la communauté internationale ? Le drame syrien dure depuis plus de treize mois, égrenant de terribles chiffres : plus de 11 000 morts, 25 000 personnes jetées dans des geôles, exposées aux pires tortures, et des dizaines de milliers de réfugiés.
Il se pourrait aussi que la coupe soit pleine, et que finisse par s’épuiser la "patience" d’une certaine diplomatie face aux turpitudes de Bachar Al-Assad et de ses forces armées, qui piétinent un cessez-le-feu resté tragiquement virtuel depuis le 12 avril. C’était, semble-t-il, le message de M. Juppé, mercredi 25 avril, après avoir reçu des opposantes syriennes : "Ça ne peut pas durer indéfiniment. (…) Si ça (le plan Annan et les observateurs) ne fonctionne pas, on ne pourra se laisser défier par le régime. Il faudra passer à une autre étape sous chapitre VII, pour franchir un nouveau pas pour l’arrêt de cette tragédie."
La Syrie n’est pas totalement absente de la campagne présidentielle française. François Hollande s’est dit favorable à une participation française si une intervention militaire est décidée par l’ONU (on en est loin, en raison de l’attitude russe). Il n’a pas précisé comment. Nicolas Sarkozy dit vouloir des "couloirs humanitaires" à condition que l’ONU les autorise.
Ce légalisme affiché, cette doctrine de la "résolution sinon rien" pourraient être un jour relativisés. L’intervention au Kosovo en 1999 n’avait pas de mandat explicite de l’ONU. L’urgence humanitaire, les risques de déstabilisation régionale et l’épuisement d’autres recours avaient imposé d’agir. "Le scandale juridique s’efface devant le scandale humanitaire", disait alors l’entourage de Jacques Chirac.
David Cameron, le premier ministre britannique, cité en mars dans Newsweek, a invoqué le précédent du Kosovo pour arguer qu’un veto russe sur la Syrie ne devait pas empêcher d’"agir de manière moralement juste". Dans La Guerreau nom de l’humanité. Tuer ou laisser mourir (PUF), le chercheur français Jean-Baptiste Jeangène Vilmer relève que le conseil de sécurité n’est pas la seule enceinte de légitimisation d’une intervention humanitaire – même si elle est la moins contestable.
Que se passera-t-il si des "bérets bleus" de l’ONU sont pris en otages ? Piégés dans des combats ? Directement menacés ? C’est tout le spectre de la Bosnie qui ressurgirait : l’ONU impuissante au milieu du bain de sang. Difficile de rester les bras ballants cette fois, disent des diplomates.
Personne, côté occidental, n’a la moindre envie d’une action militaire en Syrie. Aux Etats-Unis et en Europe, la fatigue guerrière domine, après la Libye et dans le contexte du retrait d’Afghanistan. L’administration Obama veut ménager les Russes en pensant au dossier nucléaire iranien. Mais si Assad ne cesse pas son entreprise meurtrière, l’accumulation des horreurs et l’effet des engrenages régionaux pourraient être tels – avec le risque de contamination guerrière évoqué par M. Juppé – que ce choix pourrait finir par s’imposer comme la moins pire des solutions. L’idée, en tout cas, semble moins taboue.