Le fait que des pays modérés peu fracturés sur le plan identitaire comme la Tunisie et le Maroc ont vu arriver en tête des partis islamistes confirme la représentativité indiscutable de ces derniers. Cette représentativité, ils la doivent à leur forte implantation dans les milieux populaires, à leur capacité à incarner une reconquête de la dignité perdue.
Cette représentativité renvoie à son tour aux trois composantes des révolutions arabes : une composante politique d’inspiration libérale (élections libres, transparence, séparation des pouvoirs), une dimension sociale forte face à l’injustice, aux inégalités à la corruption, et une dimension identitaire face au sentiment de déclassement individuel et collectif y compris face au monde occidental.
Mais si les islamistes arrivent au pouvoir, ils y arrivent dans des conditions où ils doivent composer. Composer avec une société qui a contribué à mettre à bas les régimes sans leur demander leur avis. Composer avec d’autres forces politiques puisque les islamistes ne pourront gouverner que dans le cadre de coalitions. Composer enfin avec un monde qui a changé depuis le début de la vague islamiste il y a de cela trente ans.
Pour les islamistes, le modèle de référence est la Turquie, qui est parvenue à leurs yeux à combiner dignité, prospérité et assertivité politique, le tout dans un cadre démocratique. Pour tous les islamistes, le contre-modèle absolu a pour nom l’Algérie, où la double radicalisation des militaires et des islamistes a débouché sur la guerre civile.
La première étude d’opinion sur les révolutions arabes conduite dans le monde arabe par l’université du Maryland confirme la centralité de la référence turque dans le monde arabe.
Comment donc réagir face à cette nouvelle donne, qui n’était au demeurant pas imprévisible ? Il faut d’abord remarquer que nous allons avoir à traiter avec des gouvernements démocratiquement élus. C’est la première fois dans l’histoire compliquée entre l’Occident et le monde arabe. A cet égard, les réactions officielles prenant acte des résultats tout en appelant à la vigilance ne sont pas aujourd’hui de saison, surtout lorsqu’on se rappelle l’acquiescement passé aux élections truquées et à une répression féroce.
Il convient plutôt de se féliciter de la mise en place de processus démocratiques et exprimer son désir de se montrer attentif à la suite des événements. Attentif mais pas vigilant. La différence peut ici paraître sémantique. Mais là-bas, elle paraît essentielle, y compris auprès des adversaires des islamistes. A tort ou à raison, la vigilance est identifiée comme une sorte de mise sous tutelle.
L’attention renvoie au contraire à un intérêt réel pour ce qui se passe dans cette région. Nous ne devons en aucun cas donner l’impression de craindre la démocratie chez les autres. Même si à l’évidence nos nouveaux interlocuteurs partageront moins que les anciens un certain nombre de codes culturels et sociaux que nous avions en commun. Cette première étape est essentielle.
Mais elle restera secondaire au regard du chantier qui s’ouvre à nous et qui consiste à substituer au "pacte du silence" qui nous liait à ces régimes un véritable partenariat équilibré. Là encore, les mots ont un sens. Et leur choix n’est jamais innocent. Le pacte du silence consistait à se taire sur la nature répressive de tous les régimes arabes en échange de la défense de nos intérêts stratégiques : accès aux ressources pétrolières, contrôle de l’immigration, lutte contre le terrorisme, renoncement à la possession d’armes offensives.
Dans la variante américaine de ce pacte figurait en plus l’acceptation du statu quo au Proche-Orient en échange d’une aide économique et militaire massive.
Le gouvernement Berlusconi est par exemple allé jusqu’à payer le régime libyen pour qu’il se garde de déverser vers l’Europe des immigrants africains qu’il traitait en esclaves. Ce pacte du silence est désormais caduc, car les opinions publiques sont parties prenantes au jeu. La rue arabe cède la place aux urnes arabes. L’émotion parfois névrotique à la politique.
La première conséquence et la plus fondamentale sera l’émergence de gouvernements plus sûrs d’eux-mêmes que les précédents. Et par ce simple fait, demandeurs d’une relation plus équilibrée avec l’Occident, c’est-à-dire plus décomplexée et plus saine pour tout le monde. Plus saine pour nous, parce qu’ils ne pourront plus nous rendre responsables de leurs problèmes. Plus saines pour eux, parce qu’ils n’auront plus à accepter certaines conditions humiliantes pour mieux s’accrocher au pouvoir.
Il est à cet égard révélateur de noter que la première déclaration du leader islamiste marocain a été à la fois de reconnaître l’importance des liens que son pays avait avec l’Europe et les Etats-Unis, tout en ajoutant que la balance entre les parties devra désormais être plus égale. Cela n’a au demeurant rien de surprenant.
La conquête d’une autonomie interne s’accompagne toujours de la recherche d’une autonomie externe. Moins d’un an après le renversement d’Hosni Moubarak, et malgré des difficultés internes considérables, la diplomatie égyptienne s’est autonomisée.
Pour la France, si présente au Maghreb, il est désormais indispensable que tous les projets qu’elle finance soit soumis à une triple conditionnalité : leur contribution au développement durable, la consultation de toutes les parties prenantes à ces projets et pas seulement des gouvernants, la contribution effective de ces projets à la création d’emplois locaux.
On n’insistera jamais assez sur le fait que la faillite des régimes arabes est celle de régimes ayant retardé l’émergence de classes moyennes en dehors de l’Etat et cela par crainte de les voir s’autonomiser par rapport à lui. Si dans la décennie à venir, cette dimension fondamentale n’est pas prise en compte, ces révolutions échoueront. C’est souvent moins d’argent que d’une meilleure attribution des ressources que ces pays ont besoin.
C’est sur ce point qu’il faut réfléchir et agir pour faire la différence. Sur un plan diplomatique, l’enjeu central reste et restera le règlement du conflit israélo-palestinien. La France a dans ce domaine un rôle à jouer, car elle dispose d’une grande crédibilité, même si celle-ci lui est déniée par les autorités israéliennes et d’une certaine manière aussi par les Etats-Unis, qui ont à la fois renoncé à agir et dissuadé les autres de le faire. Respecter les choix électoraux de ces peuples, appuyer les forces économiques et sociales les plus soucieuses d’un développement réel, avancer sur la voie d’un règlement équilibré au Proche-Orient. Ce sont là les scènes de l’acte II des révolutions arabes qui commencent