André Bourgeot: « Le repli des djihadistes était pensé. On va vers un affrontement de type guérilla » (Interview)
André Bourgeot, chercheur émérite au CNRS, anthropologue et spécialiste du Sahel, analyse pour Atlasinfo les enjeux de la crise politico-militaire malienne.
La visite du président François Hollande à Tombouctou porte une grande charge symbolique et politique. Tombouctou incarne la culture locale, la culture immatérielle et matérielle. Une culture millénaire y a été détruite avec lesaccage des mausolées, les portes sacrées enfoncées, soit tout ce qui ne relève pas de l’islam salafiste djihadiste. Cette visite a une fonction symbolique mais également politique, car c’est l’armée française, en alliance avec l’armée malienne, qui a repris Tombouctou.
La France a appelé Bamako à ouvrir des négociations politiques avec les populations du Nord, y compris “les groupes armés non terroristes”. Avec qui négocier et sur quelle base ?
Le problème des négociations se pose à la fois au niveau de leur constitutionnalité et des acteurs engagés. Les propos tenus par le ministre de la Défense français il y a quelques jours allaient dans le sens d’un soutien au MNLA et d’une reconnaissance du MNLA comme un groupe avec lequel il faut négocier. Or le MNLA, qui est un mouvement laïc, est très clair dans ses positions : il a revendiqué l’indépendance. Par ailleurs, il a récemment déclaré que s’il accepte de collaborer avec l’armée française, il refuse la présence de militaires maliens ou de la CEDEAO sur le territoire qu’il appelle l’Azawad. Dans ce contexte, comment négocier avec un groupe qui réitère, sous une autre forme, l’indépendance ou l’autonomie de l’Azawad ? C’est la raison pour laquelle la déclaration du ministre Jean-Yves Le Drian est une petite forme d’ingérence dans les affaires intérieures du Mali. Une telle déclaration avait déjà été faite, sous une autre forme, par le ministre des Affaires Etrangères sous la présidence de Nicolas Sarkozy, Alain Juppé. Il y a une certaine continuité dans la position française, y compris dans le vocabulaire utilisé par le nouveau gouvernement. Je me demande également si cela ne traduit pas une forme de continuité dans la Françafrique, d’autant plus que le président par intérim malien Dioncounda Traoré a repris les propos tenus par les autorités politiques françaises.
Si on négocie avec le MNLA, il doit être un élément parmi d’autres. Le MNLA ne représente que lui-même. Il ne représente pas l’ensemble des sociétés touarègues et a fortiori,il ne représente pas les populations du septentrion malien. Sur le plan démographique, les populations les plus importantes sont les Songoï, des sédentaires, qui sont eux incarnés par des milices d’auto-défense. Soutenir le MNLA ne clarifie donc pas la situation, entretient la confusion et risque même de mettre de l’huile sur le feu. L’immense majorité des populations maliennes considèrent que la situation actuelle au Mali sous forme de chaos, voire d’implosion,est la conséquence directe du MNLA. Ilsétablissentun amalgame entre le MNLA et les Touaregs, et un autre amalgame qui confond le MNLA avec les djihadistes. De tels amalgames sont très dangereux.
Quels sont les autres acteurs avec lesquels il faut négocier ?
Il y a les chefs de tribus, les députés, tous les élus. L’Assemblée Nationale fonctionne. Elle s’est réunie il y a peu et sa position est tout à fait différente de celle du Président de la République par intérim. On pourraitdonc imaginer une délégation représentant les élus du peuple de l’Assemblée Nationale avec les chefs de tribus locaux et des représentants de la société civile. Si les négociations vont dans le sens d’une représentativité de toutes les forces politiques et statuts sociaux, pourquoi le MNLA n’y participerait-il pas ? Mais ce n’est pas du tout la même chose que de dire : il faut négocier avec le MNLA. C’est une conception ethnique du politique et une conception ethnique de la négociation. Ce n’est pas acceptable.
Kidal est encore sous le contrôle partiel du MNLA et du MIA. Contrairement à Gao et à Tombouctou, la France déclare privilégier ici la négociation. Pourquoi ? Qu’est-ce qui se joue à Kidal ?
Peut-être se joue-t- ilun statut particulier, un peu à part,c oncédé à Kidal. Si c’est le cas, l’Assemblée Nationale ne pourra pas l’accepter, car Kidal fait partie du Mali. Par ailleurs, est-ce que le MNLA contrôle effectivement Kidal ? Il le déclare, mais cela n’est pas sûr.
La troisième chose importante à souligner concerne le colonel major El Haji Ag Gamou. Il est lui-même Touareg, un ancien rebelle intégré dans l’armée malienne et loyaliste. Il est à la tête d’un bataillon d’environ 500 militaires maliens. Il connaît probablement mieux le terrain que les représentants du MNLA à Paris ou à Nouakchott. Pourquoi ne fait-on pas appel à ce colonel major pour contrôler Kidal et ensuite attaquer les djihadistes en brousse ?
La majorité des combattants islamistes se sont dispersés, dans une stratégie de repli plutôt que de confrontation. Où sont-ils ? Comment voyez-vous la suite des opérations ?
Leur stratégie n’a jamais été celle de l’affrontement dans le cadre d’une guerre conventionnelle. Ils ne feraient pas le poids. C’est la raison pour laquelle ils ont opté pour un repli, voire un refuge dans toute la partie désertique qui se situe au nord de Kidal. Il semblerait que des tunnels ont été creusés et serviraient d’entrepôt pour du carburant, des vivres… Le repli était donc pensé, et cela implique qu’ils vont y rester quelques temps. Les instruments militaires classiques tel que le Rafale n’ont plus lieu d’être. On va passer à une probable intervention des drones, qui sont au Niger. Mais il va être difficile de les déloger et de les repérer, car c’est un massif montagneux, avec des grottes. On se dirige vers un autre type d’affrontement, de type guérilla, auquel les djihadistes sont habitués grâce à leur expérience en Afghanistan et dans les maquis kabyles. Je vois venir un enlisement.
Les groupes armés islamistes peuvent fuir dans les pays frontaliers du Mali. Quel risque de déstabilisation de ces pays, notamment de l’Algérie et de la Mauritanie ?
Le risque de déstabilisation de l’Algérie s’est déjà manifesté avec la prise d’otage d’In Amenas. De plus,la frontière avec le Mali est de1400 km. On peut imaginer des attentas kamikazes. Les djihadistes peuvent également se reconstituer en petits groupes à l’intérieur du Sahara algérien. Ce sont des hypothèses à ne pas écarter.
Côté mauritanien, le président Abdel Aziz a pris une nouvelle position politique en soutenant l’intervention des militaires français. Une trentaine d’oulémas mauritaniens ont immédiatement réagi pour soutenir, eux, les djihadistes ! Un clivage politique existe en Mauritanie et le pouvoir d’Abdel Aziz n’est pas très ferme. Des risques intérieurs existent avec les partisans des djihadistes. Il est par ailleurs envisageable que des membres de groupes armés au Mali se réfugient en Mauritanie. La frontière est peut-être un peu moins poreuse qu’avec l’Algérie, mais il est toujours possible de la franchir. Ensuite, le septentrion nigérienn’est pas totalement sécurisé non plus.
Nous sommes dans une situation extrêmement fragile, donc à risque.Il existe une compétition de leadership sur le mouvement régional d’Al-Qaeda entre Mokhtar ben Belmokhtar et Abou Zeid. Abou Zeid est actuellement dans l’ombreet il ne peut pas accepter d’être en deuxième position. Nous allons donc certainement avoir un processus de surenchère, qui se manifestera probablement par un attentat kamikaze, peut-être à Abidjan, ou dans un autre pays, qui pourrait être côtier. En choisissant un pays côtier, le problème du djihadisme s’exporterait au-delà du Sahel et cela peut constituer une stratégie. En tout cas, Abu Zeid ne restera pas dans l’ombre, il va vouloir rééquilibrer son pouvoir face à Mokhtar et pour ce faire, il lui restera les attentats.
L’ONU envisage le déploiement de casques bleus au Mali. Comment l’analysez-vous ? Est-ce un désaveu de la MISMA, censée prendre la relève des troupes françaises ?
Désaveu, je ne le dirai pas, mais absence de confiance, oui. Mais l’histoire l’a démontré, on n’a pas vu l’intervention des troupes de l’ONU assortie de solutions positives.Or l’intervention militaire française n’a résolu aucun problème politique. Elle a résolu des problèmes militaires en reprenant les villes. Mais les problèmes politiques demeurent. Le Mali est toujours sous tutelle, le Président par intérim peine à imposer son autorité. On voit bien les divergences politiques entre lui et l’Assemblée Nationale, qui représente les élus du peuple. Dioncounda Traoré, lui, est au pouvoir par intérim, à cause de la situation politique, mais il n’a pas l’assise populaire élective.
Le chercheur Gilles Holder, dans une interview au Monde, parle d’une guerre des islamismes au Mali, entre le wahhabisme et l’islam du rite malékite. Cette « guerre » est-elle encore d’actualité ?
Le terme de « guerre » est trop fort. En revanche, on peut parler d’une compétition pour le leadership du Haut Conseil Islamique (HCI) au Mali. Les deux tendances s’y expriment, celle incarnée par l’actuel président du HCI Mahmoud Dicko qui est wahabbiste et celle d’Haïdara qui lui est sunnite, malékite, un prêcheur très écouté et qui soulève les foules. Ce dernier a eu l’intention pendant un moment de devenir le Président du HCI,mais il s’est senti obligé de démentir. Mais cela veut certainement dire qu’il convoite le poste ! Il existe donc une compétition pour le leadership du HCI.
Deuxièmement, Haïdara s’est présenté comme une cible possible d’attaques et donc une victime potentielle. Se présenter comme une victime potentielle, c’est élargir sa base.Un troisième personnage important est le Cherif de Nioro. Il a envoyé certains de ses adjoints à une manifestation laïque organisée par la société civile à Bamako. Lors de cette manifestation, il a déclaré qu’il était envisageable de créer un parti politique islamique.
Ces trois personnages sont influents politiquement, et ils sont tous des hommes d’affaires.Leur compétition va façonner la configuration politique malienne.