Washington à la conquête du «9-3»
Qui connaît le mieux les banlieues françaises ? Sans doute l’ambassade des Etats-Unis, qui y tisse un solide réseau, à la recherche des futures élites
L’ambassade américaine s’est en effet constitué un carnet d’adresses exceptionnel – aujourd’hui le plus complet, le plus pertinent, le plus actualisé sur les banlieues françaises. Au point que ni les partis politiques ou les associations, ni le monde intellectuel ou médiatique – toujours très frileux sur les questions de diversité – ne rivalisent avec le réseau de l’ambassade américaine.
Des dizaines de responsables associatifs, d’éducateurs, d’élus locaux de droite comme de gauche, d’artistes, de jeunes chercheurs ont ainsi été identifiés comme de futures élites de la société française. « C’est fascinant : chaque fois que je rencontre quelqu’un de brillant, il est déjà en contact avec l’ambassade », témoigne Ahmed El-Keiy, 43 ans, présentateur d’un talk-show sur France Ô et un des meilleurs connaisseurs des réseaux de la diversité.
Les plus prometteurs se voient proposer des séjours de deux à trois semaines aux Etats-Unis pour approfondir leurs réflexions sur leurs sujets d’intérêt ( Le Monde du 6 mai). Un programme de « visiteurs internationaux » que l’ambassade destinait autrefois aux filières traditionnelles les plus élitistes. Des figures comme Nicolas Sarkozy ou François Fillon ont ainsi bénéficié de ces dispositifs lorsqu’ils étaient trentenaires.
Depuis le 11 septembre 2001, les Américains ont en partie réorienté leur stratégie d’influence vers les leaders musulmans des pays occidentaux. Une démarche renforcée par l’élection de Barack Obama. « Notre volonté est d’identifier les futurs leaders français, ceux qui pourront émerger, ceux qui seront amenés à prendre des responsabilités », explique Lora Berg, attachée culturelle de l’ambassade. « Les Américains misent sur un changement socio-démographique en France, complète le chercheur Vincent Geisser, 42 ans, spécialiste de l’islam, parti aux Etats-Unis fin 2009. Ils font le calcul que les élites françaises, aujourd’hui âgées et blanches, vont forcément évoluer, et identifient ceux qui, aujourd’hui en périphérie du système, pourront être demain des leaders. »
Loin des fantasmes sur la toute-puissance américaine, le travail de repérage est effectué par une employée française de l’ambassade, Randiane Peccoud, 53 ans, chargée de la société civile ; une méthode simple mais efficace, un travail de veille, la participation à des dizaines de rencontres et le bouche-à-oreille pour savoir qui fait quoi et qui est intéressant.
« C’est simple, Randiane connaît tout le monde », s’émerveille Bruno Laforestrie, directeur de la radio Générations 88.2. « Le Who’s Who de la diversité en France, c’est elle qui le tient », glisse Fayçal Douhane, membre du bureau national du PS, parti aux Etats-Unis il y a deux ans. « Ils ne cherchent pas des leaders médiatiques, mais des gens qui agissent, qui sont acteurs, qui produisent quelque chose », relève El-Yamine Soum, 31 ans, sociologue, impliqué dans le réseau de l’ambassade. « Je n’ai jamais vu un réseau pareil », témoigne Ali Zahi, adjoint au maire de Bondy, invité aux Etats-Unis après les émeutes de l’automne 2005.
Le décalage entre l’activisme américain et la frilosité française est perçu douloureusement. Comme un indice supplémentaire du désintérêt de la société française. « L’ambassade avance sur un territoire vierge qu’aucune institution ne cherche à travailler », note Antoine Menuisier, rédacteur en chef du « Bondy Blog ». « Nous sommes identifiés par un autre pays comme un leader potentiel, alors que nous ne sommes pas reconnus ici », ajoute Rokhaya Diallo, 32 ans, présidente des Indivisibles, de retour des Etats-Unis. « Aux Etats-Unis, on nous considère comme un espoir, comme un acteur potentiel de la France de demain », se réjouit Reda Didi, 34 ans, consultant en ressources humaines, président de Graines de France, un groupe de réflexion sur les quartiers.
Même analyse de la part de Majid El-Jarroudi, jeune patron de 33 ans, invité aux Etats-Unis pour un sommet économique : « Ce qui est troublant, c’est qu’on a plus d’écho auprès du gouvernement américain que vis-à-vis des institutions françaises. » L’autre surprise vient du pragmatisme absolu dans les stratégies de détection.
« Leur force, c’est qu’ils mettent tout le monde sur le même pied. Ils ne sont pas dans une logique d’étiquette, comme nous Français, mais dans une logique d’action : qui agit ? Qui propose ? Qui innove ? Et pas : Quel est ton diplôme ? Où tu as fait tes études ? Qui est ton père ? », résume l’humoriste Yassine Belattar, un des piliers des réseaux de la diversité en France.
Le Monde