– Le pouvoir avait-il anticipé une contestation ?
Le pouvoir avait sans doute conscience de l’impopularité d’une 5e candidature d’un président malade et presque invisible depuis cinq ans, comme en témoignent les termes de la "lettre à la Nation" publiée par M. Bouteflika à l’annonce de sa candidature le 10 février.
Il était toutefois difficile de prévoir une contestation d’une telle ampleur, quasi inédite en Algérie.
Les tenants du 5e mandat "ont commis une grande erreur. Il n’ont pas anticipé que la société ait pu arriver à ce stade de maturité et de conscience" politique, qu’ils ont clairement "sous-estimée", déclare le sociologue Zoubir Arous.
De même, leur "entêtement" actuel à maintenir cette candidature "est une sous-évaluation de l’onde de choc", ajoute M. Arous, enseignant à l’Université d’Alger 2.
"Le pouvoir ne peut pas anticiper", dit pour sa part le sociologue Nacer Djabi, car ses dirigeants "vivent en vase clos depuis 30 ans et sont coupés de la population".
En outre, la candidature et l’élection à un 4e mandat en 2014 du président Bouteflika, déjà affaibli par l’AVC dont il avait été victime un an plus tôt, étaient "passées assez facilement", rappelle Louisa Dris-Aït Hamadouche, professeure de Sciences politiques à l’université d’Alger 3.
– Pourquoi une telle ampleur ?
Entamé avec le dévissage des prix du brut, dont l’économie algérienne est ultra-dépendante, le 4e mandat a été marqué par "une accumulation de frustrations", rappelle Mme Dris-Aït Hamadouche.
Mais le moteur principal de la colère est "l’humiliation" ressentie par les Algériens –malgré leur compassion– en voyant l’image de leur pays que renvoie le chef de l’Etat, cloué dans un fauteuil roulant et aphasique.
"L’origine de cette révolte, c’est ce sentiment d’humiliation des Algériens (…) d’être devenus la risée du monde", estime Zoubir Arous.
Selon Nacer Djabi, les Algériens ont "accepté le 4e mandat en pensant que Bouteflika n’allait pas le terminer, mais le 5e, c’est trop". "La jeunesse (…) utilise les réseaux sociaux, voit ce qui se passe ailleurs et voit l’humiliation du pays", note-t-il.
Au "sentiment de frustration" s’est ajouté "un sentiment d’humiliation", dit aussi Louisa Dris-Aït Hamadouche.
En outre, l’hypothèse souvent évoquée que Saïd Bouteflika, frère et plus proche conseiller du président, lui succède "n’est pas une option acceptable pour les Algériens". "Même si la démocratie n’est pas une notion très ancrée, l’Algérie est une République", déclare Louisa Dris-Aït Hamadouche.
Enfin, la "Génération Bouteflika" –née avec la première élection de l’actuel chef de l’Etat il y a 20 ans et très mobilisée ces derniers jours– est trop jeune pour avoir connu la décennie noire de guerre civile (1992-2002), traumatisme dont les autorités agitent le spectre à chaque contestation populaire.
– Quelles options pour le pouvoir ?
Le camp présidentiel a jusqu’à dimanche minuit (23H00 GMT), date butoir du dépôt des dossiers, pour présenter la candidature de M. Bouteflika –et devoir mener campagne en l’absence de son candidat et sous la pression de la contestation–, ou pour trouver un autre candidat.
L’idée du 5e mandat "semble avoir été le fruit de l’incapacité du système à s’entendre sur un autre candidat" pendant les cinq ans écoulés, commente un diplomate: trouver en quelques jours un remplaçant qui fasse l’unanimité semble donc difficile.
La mobilisation, elle, semble loin de s’essouffler et l’ampleur des manifestations annoncées vendredi, après la prière musulmane hebdomadaire, pourrait être décisive.
Selon le diplomate, le choix pour le régime est: "Veut-on sauver les hommes (Bouteflika et son entourage) ou veut-on sauver le système ?".
Difficile de faire un pronostic vu l’opacité du système de décision en Algérie.
S’il décide de sauver la candidature de M. Bouteflika, le pouvoir pourrait être contraint de réprimer rapidement la contestation, un choix susceptible de "conduire vers le chaos", avertit Zoubir Arous.
– La contestation peut-elle aboutir à un changement de régime ?
Si le mot d’ordre originel des manifestations était "Non au 5e mandat", de nombreux slogans appellent désormais au "changement" du "système".
"L’objectif premier est le retrait de la candidature de Bouteflika. Mais la population ne va pas s’arrêter là. Les jeunes voudront le changement du système", assure Nacer Djabi.
Problème: qui pour porter ce changement, dans un pays où le même parti gouverne depuis l’indépendance et où l’opposition est inaudible ?
"Un retrait pourrait déboucher sur une demi-victoire, sans changement politique profond", affirme Louisa Dris-Aït Hamadouche, car "personne actuellement en Algérie n’est capable d’offrir une alternative crédible".