« L’une des plus grandes forces d’Al Adl Wal Ihssane est de savoir nager en eaux troubles et brouiller les cartes »

Basé à Washington, Hamza El Anfassi est chercheur et journaliste maroco-américain spécialisé sur les questions liées à la démocratie, l’islamisme, la résolution des conflits et les relations entre civiles et militaires dans la région du Moyen-Orient. Diplômé notamment en sciences politiques, il a étudié à l’« Arizona State University » et à l’ « Elliott School of International Affairs ». Militant associatif, Hamza El Anfassi travaille sur les questions de société liées à la jeunesse dans la région MENA et revendique son engagement dans les mouvements du « printemps arabe » dont celui du « 20 février » au Maroc. Entretien

L’un de vos domaines de recherche aux Etats-Unis est celui du radicalisme religieux. Vous avez travaillé sur la Jamaâ Al Adl Wal Ihssane, vous intéressant notamment à l’après Abdeslam Yassine. Qu’est-ce qui a changé depuis la mort du fondateur du mouvement en 2012 ?

Hamza El Anfassi : Comme pour la plupart des organisations qui tirent leur force et une forme de légitimité de la personnalité de leur dirigeant, Al Adl Wal Ihssane souffre indéniablement de l’absence de son fondateur charismatique et leader pendant prés de 40 ans, Abdessalam Yassine. C’était un homme qui écrivait beaucoup et animait de nombreuses conférences auprès de ses disciples. C’était là une communication régulière qui lui permettait d’entretenir son influence auprès des disciples, de préserver une certaine cohésion et de garder les troupes unies pendant les nombreuses crises que la jamaâ a traversé. Ce n’est donc plus pareil mais Abdeslam Yassine a mis en place une structure qui puisse survivre à son décès, et c’est sur elle que s’appuie aujourd’hui Al Adl Wal Ihssane. Une organisation structurée qui peut encore peser dans le débat public, malgré son interdiction.

Al Adl Wal Ihssane est en faveur de la restauration d’un califat. Son fondateur aussi bien que Abbadi qui lui a succédé en ont cerné les contours. Comment cela est-il perçu aux États-Unis et dans le monde occidental car quand on parle de restauration du califat, on pense à Daech, Boko Haram ou Al-Qaida, mouvements terroristes qui ont tous les trois proclamé un califat en 2014 ?

Malheureusement, l’Occident n’appréhende pas véritablement la gravité de ce pilier du projet politique et idéologique d’Al Adl Wal Ihssane.

L’Occident considère la jamaâ comme un acteur politique et social qui opère dans un paysage diversifié. Il ne la voit évidemment pas de la même manière qu’il appréhende des groupes tels que Daech, Boko Haram ou Al-Qaïda. Force est de constater que sur cela, la communication et les tactiques sophistiquées développées par Al Adl Wal Ihssane, fonctionnent en Occident.

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Ceci étant dit, il est un fait que de nombreux marocains qui ont intégré des organisations extrémistes violentes ont commencé leur parcours de radicalisation au sein de la Jamaâ de Abdessalam Yassine. C’est dans les cercles et dans le sillage d’Al Adl Wal Ihssane que ces jeunes entendent parler de la restauration du califat pour la première fois. De nombreux témoignages de ceux qui ont rejoint des mouvements extrémistes violents font état du fossé qui existe entre l’image pacifiste que veut véhiculer le mouvement et son modus operandi. Ces jeunes le décrivent comme un « habillage de respectabilité » pour leur permettre de manœuvrer dans le paysage politique dans lequel la Jamaâ opère.

Il y a des passages assez violents dans les livres écrits par Abdessalam Yassine. Il parle de moudjahidines, de combat, de jihad et de guerre. Pensez-vous alors que l’image qu’ils veulent véhiculer d’un mouvement pacifiste est justifiée ?

 

De nombreux écrits d’Abdessalam Yassine prêtent à la polémique. Pour les comprendre, il faut tenir compte du fait qu’ils ont été écrits pour un public ouvert à ses idées et à sa vision. Les termes utilisés sont familiers à ce public, dans le contexte de l’histoire de l’Islam. Il n’en est pas moins que dans la littérature d’Al Adl Wal Ihssane, ces écrits prennent un tout autre sens dans la tentative de leur auteur de transposer les concepts et la vision qu’il y développe dans le monde moderne.

Encore une fois, il y a un décalage entre les concepts entretenus publiquement par la Jamaâ et la réalité, d’où sa réticence à s’engager de manière claire et directe dans le débat politique. C’est l’une des raisons pour lesquelles de nombreux jeunes se détournent d’Al Adl Wal Ihssane pour entrer dans des mouvements islamistes plus actifs sur la scène politique.

La mise en place d’un califat suppose un autre modèle politique, donc le renversement de la monarchie ?

Vous savez, l’une des plus grandes forces de la Jamaâ est de savoir nager en eaux troubles et brouiller les cartes pour quiconque essaie de creuser plus profondément dans leurs motivations et leurs objectifs finaux. Il est vrai que l’ancien chef du mouvement avait maintes fois vanté ce qu’il considère comme les bienfaits du califat, ralliant autour de cet objectif ses partisans et recrutant de nouveaux adeptes.

En même temps, dans le contexte du printemps arabe, le mouvement a appelé à un État laïc, allant jusqu’à joindre sa voix à ceux qui appelaient à une monarchie parlementaire. Ceci montre que la Jamaâ souffle le chaud et le froid, qu’elle cultive la confusion sur les objectifs réels qui sont les siens, au gré des situations qui se présentent. C’est là, je pense sa plus grande réussite marketing.

 

AL Adl Wal Ihssane s’est rapproché, particulièrement, depuis le printemps arabe, de la gauche radicale marocaine incarnée notamment par Annahj Addémocrati et son pendant associatif l’AMDH. Que pensez-vous de cette « alliance» destinée à conjuguer leurs forces contre le pouvoir ?

Comme dans de nombreux mouvements politiques et sociaux à travers le monde, des courants différents, parfois même divergents, s’allient contre les pouvoirs en place. On peut remonter à la révolution française et à la pléthore de groupes qui ont uni leurs forces pour renverser la monarchie. Plus récemment en Iran, le parti communiste Toudeh a joué un rôle dans la révolution de 1979. Ce n’est donc pas anormal de voir des mouvements qui ne partagent pas la même idéologie, en l’occurrence ici, l’extrême gauche  et le mouvement islamiste radical, unir leurs forces dans un contexte de  mobilisation sociale. Néanmoins, je ne qualifierais pas les objectifs de cette alliance d ‘ « insurrection » car jusqu’à très récemment, Al Adl Wal Ihssane a fait preuve d’une extrême retenue dans de nombreuses actions auxquelles elle a participé. Le but de cette « alliance » est de montrer à l’État que le mouvement est encore capable de créer des coalitions avec des « alliés» de différents horizons.
Cette alliance présente également l’avantage de sortir la Jamaâ de l’isolement. Elle a beaucoup souffert de la montée en puissance du Parti de la Justice et du Développement. Le PJD a été une alternative, une autre voie pour les électeurs d’obédience islamiste auxquels ils ont promis des réformes en étant à l’intérieur du système. L’ascension fulgurante du PJD dans les espaces urbains a porté un préjudice énorme à la réputation d’Al Adl Wal Ihssane et l’a en quelque sorte forcée à rechercher des alliés pouvant lui donner une légitimité.

Arrêtons-nous sur la révolution iranienne dont vous parliez. Abdessalam Yassine y fait référence dans ses écrits. Comment expliquer que l’Iran puisse constituer un modèle ?

Beaucoup des écrits d’Abdessalam Yassine sont intervenus dans le sillage de la révolution iranienne de 1979. Khomeiny a longtemps fait la promotion d’une forme de révolution islamique presque dépourvue de toute référence à des mouvances, qu’elles soient sunnites ou chiites, par exemple. Au lieu de cela, Khomeiny a créé son propre modèle, fourni un exemple d’une révolution islamiste qui a réussi puisqu’elle a mené au renversement d’une figure qui était considérée par les islamistes comme despotique.
Il y a une forme de « lien informel » entre Al Adl Wal Ihssane et l’Iran. Un lien idéologique pourrait constituer une menace pour le Maroc qui est un allié des États-Unis. L’Iran ne se privera pas de toute possibilité qui pourrait lui être offerte de pénétrer la société marocaine, particulièrement aujourd’hui, dans le contexte de la lutte pour le pouvoir qui se joue dans la région MENA.

 

Restons en Iran précisément où, vous le disiez, Khomeini s’était allié aux sensibilités d’extrême gauche pour renverser le shah avant de les éliminer. Ce genre d’alliances contre-nature peut-il fonctionner ou est-il voué à l’échec ?

Dans la théorie, Je ne pense pas que ces alliances soient forcément vouées à l’échec. Mais dans la pratique, l’histoire pullule d’exemples d’alliances politiques de mouvements aux idéologies différentes ou opposées qui ont été rompues, y compris entre organisations de gauche et islamistes. Il y en a tellement que l’on pourrait modéliser aussi bien ce qui les a rapprochés que ce qui les a menés à la rupture.
L’histoire a également démontré que les mouvements de gauche étaient généralement plus enracinés dans la société dans laquelle ils opéraient et ils avaient plus à perdre dans leur alliance avec les islamistes. Dans le cas d’Al Adl Wal Ihssane et la gauche radicale marocaine, c’est l’inverse : la Jamaâ est plus enracinée dans la société que la plupart des groupuscules de gauche avec lesquels elle travaille.

Pour conclure, quel poids numéraire attribuer à ce mouvement ? Quelle influence réelle ?

Al Adl Wal Ihssane a fait preuve d’un grand niveau d’organisation et de discipline dans le contexte du mouvement du 20 février en 2011, pour ne prendre que cet exemple. La présence de ses disciples dans les rues n’a été réellement ressentie que lorsqu’ils ont décidé de ne plus prendre part aux manifestations. C’est là, lorsque l’amplitude des manifestations s’est réduite  que nous avons observé que ce sont les disciples de la Jamaâ qui étoffaient les rangs des manifestants.

Une fois ce constat établi, je ne pense pas que le plus important soit un débat autour des chiffres, il n’est pas essentiel. Ce qui est stratégique en revanche, c’est de mesurer le taux de pénétration de leur idéologie à l’intérieur de la société. De même que le niveau d’engagement de leurs membres doit être évalué. Enfin, quelle connaissance avons-nous des chemins empruntés par les disciples qui ont décidé de quitter Al Adl Wal Ihssane ? Ce sont là les questions qui me semblent bien plus décisives.

 

 

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