Le musulman en France, bouc-émissaire d’un malaise plus général (interview)
Ivoa Alavoine, experte associée auprès de la Fondation Jean Jaurès, analyse pour Atlasinfo le volet « Religion » de la récente enquête « France 2013 : les nouvelles fractures » effectuée par IPSOS pour Le Monde/la Fondation Jean-Jaurès/CEVIPOF. Cette enquête s’attache, parmi d’autres thématiques, à la perception des religions catholique, juive et musulmane par les Français. Les résultats du sondage révèlent un rejet spécifique de l’islam.
Il y a évidemment plusieurs facteurs. Il y a essentiellement une crispation identitaire. La crise n’est pas sans lien avec cette peur de l’étranger à l’intérieur de nos frontières, médiatiquement mis en valeur avec des histoires anecdotiques qui ont finalement donné lieu à des débats publics d’importance, comme la question de la burqa ou des prières dans la rue. Plus qu’à une analyse sérieuse des fondements de la religion musulmane et de son éventuelle incompatibilité avec la République, la crise et l’identification de l’étranger au sein de nos frontières permettent de donner des explications rapides à un malaise plus général.
Comment analysez-vous le fait que ce rejet de l’islam dépasse les clivages politiques ?
Lorsqu’on regarde la répartition par appartenance politique, on constate que les musulmans sont pris en étau entre une frange qu’on peut rapidement qualifier « de gauche », relativement anticléricale et qui met sur le même plan les religions juive, catholique et musulmane. C’est ce que l’enquête de l’IPSOS a désigné dans sa typologie comme « les libertaires », qui sont par nature hostiles ou défavorables à l’expression religieuse dans l’espace et le débat publics. Et de l’autre côté, il y a ceux qui sont désignés par IPSOS comme les « populistes » et « les crispés » qui ont une défiance seulement à l’égard de l’islam alors qu’à l’inverse, la religion catholique est vue comme compatible avec les valeurs françaises. Les musulmans souffrent de cet étau.
Est-ce que selon vous le « musulman » remplace l’ancien bouc émissaire qu’est « l’immigré »?
Un certain nombre de chercheurs montrent que dès la fin des années 80 et le début des années 90, le personnage type et fantasmé du « travailleur immigré » avait tendance à disparaître à la faveur de l’éclosion du « musulman ». Cela s’explique par le fait que les revendications ouvrières elles-mêmes n’occupent plus la même place dans le paysage politique et structurent bien moins les combats politiques qu’autrefois. Aujourd’hui, on ne voit plus s’opposer les travailleurs et les autres, et par la même, le travailleur immigré a dépéri au bénéfice de l’image du musulman. On peut dire que le musulman a remplacé le travailleur immigré mais aussi, comme le dit l’historien Michel Winock dans sa récente interview dans Le Monde, qu’il a remplacé le bouc émissaire de l’intérieur qu’était le juif dans les années 30.
On peut dire que c’est conjoncturel, mais c’est un conjoncturel qui commence à perdurer. Vous auriez pu par exemple me poser la même question au moment de l’affaire du voile. Je vous aurais répondu la même chose : Oui. Cela va faire longtemps que dans le paysage médiatique, on retrouve des affaires mettant en cause la question de l’expression de l’islam dans la vie publique. Il y a une responsabilité des bulles médiatiques qui se font autour de ce sujet. Je peux citer par exemple l’histoire de Liès Hebbadj, mis en cause par l’ancien ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux parce que sa femme conduisait voilée. Ensuite, on avait agité le chiffon rouge du musulman qui fraude par ailleurs les allocations. On avait affaire à des amalgames absolus, alors qu’en définitive, ce personnage ne représentait rien d’autre que lui-même ! Aujourd’hui, il n’y a plus du tout cette même orchestration médiatique de sous faits-divers. Mais la société française a été durablement traumatisée par une exposition de la problématique musulmane particulièrement conflictuelle et belliqueuse. Aujourd’hui, nous avons un gouvernement qui recherche plus l’apaisement que la confrontation, qui a moins vocation à trouver un bouc émissaire facile, mais la société me semble néanmoins durablement traumatisée.
Vous parlez de responsabilité médiatique : quelle est celle de la classe politique ?
Il est certain que l’un alimente l’autre. Pour parler purement du politique, on voit qu’une ambigüité d’une partie de la gauche vis-à-vis des religions en général, comme chez le Parti Communiste, peut malheureusement rencontrer une critique pour le coup nettement plus essentialiste, voire carrément raciste, de la part de l’extrême droite. Il existe des positions de principe idéologiques qui rejoignent l’ordre des représentations sur lequel repose d’ailleurs l’enquête. Mais à l’inverse, quand vous regardez les responsables politiques qui cherchent à ce que les choses se passent correctement et sans conflit, ils trouvent des solutions. En réalité, le conflit est dans l’ordre du principe et c’est facile. Médiatiquement, c’est facile, un bouc émissaire, c’est facile. Mais en revanche, quand on décide de s’atteler à comment résoudre la coexistence de chacun avec tous, on trouve des solutions. Il y a une sorte de dichotomie entre l’ordre du principe et celui de la pratique. Et cela suppose un engagement responsable des politiques.